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Critiques

Un pays qui se tient sage

David Dufresne

par Robert Daudelin

Bien que Marker, van der Keuken, Dindo, Godard et quelques autres lui aient donné ses lettres de noblesse, le cinéma militant a encore mauvaise presse. On le confond avec le cinéma de propagande, on lui reproche (erronément) de n’être pas objectif et, enfin, de trahir le cinéma. Aucun de ces reproches ne s’applique au film de David Dufresne. Journaliste foncièrement indépendant, ancien collaborateur et cofondateur de Médiapart et réalisateur de Prison Valley et Fort McMoney, des webdocumentaires fracassants, il était tout désigné pour s’attaquer à un sujet aussi brûlant qu’intouchable.

Documentaire dénonciateur de la violence policière en France, Un pays qui se tient sage est un film qui secoue, dérange et surtout qui propose une analyse éclairante d’un glissement sociétal qui sabote l’idée même de démocratie.

Bâti à partir d’images enregistrées par des téléphones portables et les caméras vidéo de journalistes indépendants, le film couvre la période de novembre 2018 à février 2020, temps dominé par les actions du mouvement des Gilets jaunes. Si les manifestations parisiennes dominent, celles survenues dans plusieurs autres villes sont également présentes, Toulouse et Montpelier notamment. C’est tout le pays qui est ici interpellé à travers les images de répression et d’abus de pouvoir.

Dufresne fait habilement alterner documents bruts et réactions à chaud à l’occasion de leur visionnement par des manifestants blessés, des témoins et un certain nombre d’intellectuels (historiens, sociologues, juristes) qui se saisissent de ces images pour réfléchir avec nous à ce qu’elles nous disent de la société qui investit sa police d’une autorité aussi large. La police a même ses représentants. Cette confrontation avec les documents, filmée selon un dispositif aussi habile qu’efficace, a comme grand avantage d’enlever aux commentaires le côté « points de vue d’experts » traditionnellement associés à ce type d’entreprise et d’éviter du même coup le piège habituel des « têtes parlantes ». Ici, la parole de la femme au foyer, de la mère d’une victime ou du plombier éborgné, est filmée avec le même respect et le même soin plastique, que celle du sociologue, du fonctionnaire aux Nations Unies ou du maître de conférence. C’est la parole citoyenne qui reprend ses droits, dit son inquiétude, son désarroi, sa révolte.

Un pays qui se tient sage, s’il documente des faits et une situation inscrits dans l’histoire récente de la France n’en propose pas moins une réflexion beaucoup plus large sur la militarisation de la police, sur la supposée légalité de l’autorité policière et, en bout de ligne, sur la question de l’état dit démocratique. Ce questionnement, tel qu’articulé par le film de Dufresne, n’a rien de théorique, au contraire : le film est proprement animé par un mouvement dialectique qui permet aux idées de se déployer, de s’affronter au besoin, et qui, toujours, par la justesse du montage, comme par la rigueur plastique des images des intervenants, suppose une implication active du spectateur. Le film n’est pas neutre, loin de là, c’est même une réelle mise en accusation d’un système bien rodé (et de son porte-parole, l’impayable Macron) dont la légalité fragile a bien du mal à dissimuler ses contradictions.

Sans jamais ennuyer, le film prend le temps d’analyser l’inégalité des rapports de force et, au besoin, de revoir ce qui se cache derrière les termes de pouvoir, de légalité, voire de démocratie. Et toujours chacun de ces termes prend tout son poids quand le téléphone portable d’un manifestant, ou la petite caméra numérique d’un journaliste, descend dans la rue pour devenir le témoin actif d’un affrontement qui est beaucoup plus que celui d’un Gilet jaune et d’un CRS déchaîné.

L’importance qu’accorde Dufresne à l’initiative policière largement publicisée de la punition exemplaire d’une classe de lycéens (agenouillés, les mains sur la tête, dans un terrain vague, pendant plus de trois heures) qui avaient manifesté trop bruyamment contre un projet de réforme scolaire, est particulièrement éloquente. Moins spectaculaire que les nombreux accrochages de rues qui parsèment le film, cette scène et sa bande sonore (un flic méprisant qui s’exclame : « En voilà une classe bien sage ! »), intégrée à cette réflexion large, prend tout à coup un sens nouveau : la répression comme mode de gouverner ; l’humiliation et la brimade physique des enfants, comme forme de domination.

Parfois insupportable dans ses images aussi scandaleuses que violentes, Un pays qui se tient sage est un outil de réflexion essentiel ; c’est aussi un grand documentaire qui rappelle le pouvoir dénonciateur du cinéma, sa capacité à nous inciter à regarder de plus près notre monde, à réfléchir aussi.


27 août 2021