Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence
Roy Andersson
par Alexis Geng
Auteur de cinq long-métrages en quelques quarante ans de carrière, Roy Andersson est généralement considéré comme un cinéaste « à part » – une manière de commencer l’analyse en s’en débarrassant tout de même un peu. On dit donc de lui qu’il a « son univers », fait de tableaux vivants méticuleusement composés, d’immuables plans fixes (une quarantaine par film), de perspective, de profondeur de champ absolue*, et d’humour tragico-burlesque. Le réalisateur suédois poursuit ainsi dans ce Pigeon perché, dernier volet d’une trilogie consacrée aux « vivants » (avec Chansons du deuxième étage et Nous, les vivants) et Lion d’or au festival de Venise l’an passé, son étude d’une humanité mise en déroute – par humanité, entendre les humains, et plus encore leur humanité en tant que telle, particulièrement dans le dernier tiers du film. « Je suis content de savoir que tout va bien pour toi » : le verbe est le premier lieu de la déroute avec cette phrase devenue inepte, répétée mécaniquement par les personnages au téléphone (rare hors-champ que celui de l’interlocuteur lointain, chez un cinéaste qui cherche à tout tenir sous l’angle de sa caméra), tandis que le monde se remplit de défaites et d’humiliations plus ou moins drolatiques. Qu’on se le dise, Andersson porte haut le triomphe du comique visuel.
Il est pourtant difficile de sortir du Pigeon… sans éprouver un sentiment mêlé. Les humains du film, à travers des saynètes d’abord éparses puis cimentées par divers leitmotivs et retours de personnages, notamment un pathétique duo de représentants en farces et attrapes, ont certes quelque chose de cruellement réjouissant ; ainsi un Droopy scandinave essaye-t-il léthargiquement de refourguer ses fausses dents de vampires, ou une danseuse de flamenco potelée d’assouvir un désir sans espoir. Une douce mélancolie affleure même dans certaines évocations – c’est le propre du souvenir. Les séquences n’en font pas moins progressivement basculer le film dans autre chose d’infiniment sinistre, un au-delà de la satire, du grotesque et de l’humour macabre dont ne resterait que le macabre. Toute la question est de savoir si le spectateur doit s’en montrer reconnaissant. S’il y a humour, il s’établit en des lieux où l’on aurait horreur à vivre. Et s’il vise l’interrogation sur l’existence via le rire jaune, Andersson semble avoir déjà tranché.
Le cinéaste orchestre visions et collisions. Aux petites histoires d’amour, de mort cocasse ou de faillites personnelles succèdent finalement un singe de laboratoire électrochoqué (« Je suis contente de savoir que tout va bien pour toi », annone au second plan la scientifique), puis surtout un cauchemar colonial d’extermination axé autour d’une ignoble marmite musicale, ou un angoissant aéropage de vieillards levant leur verre au massacre – cerise sur le gâteux, au vu du nombre de seniors blafards qui défilent. Le malaise s’installe, et il n’est peut-être pas totalement assumé. Entretemps, autre infiltration de l’histoire, dans un registre plus léger (et dont la provocation échappera en partie aux non-Suédois), Charles XII aura fait deux haltes anachroniques, antithétiques et « triviales » dans un troquet – collision devenue concept (« trivialisme ») du réalisateur. La société suédoise ne sort pas indemne d’un tel cinéma, mais elle n’est pas au cœur du propos, en définitive.
Pas un fil ne dépasse dans ces natures mornes, scènes découpées en premier, second et arrière-plan qui s’animent, souvent avec douleur, et où se disputent les influences revendiquées de Bruegel, Hopper ou de la Neue Sachlichkeit. Il y a quelque chose de dévitalisé, à l’image de ces visages livides, fardés, dans le royaume d’Andersson, et le fait que cela découle d’une intention d’auteur ne suffit pas à lui donner une nécessité autre que le désir de représentation ; un sentiment d’oppression contamine la veine comique, tandis qu’en retour s’estompe le sentiment que ces vignettes et leur subtile provocation trahissent le réalisateur de spots publicitaires – activité constante de Roy Andersson depuis le milieu des années 1970. Le mécanisme est de toute façon dans le contrat, puisque toutes les scènes (comme les films de la trilogie) peuvent être vues indépendamment autant que comme parties d’un ensemble – qui n’en devient pas pour autant film à sketches.
Andersson se veut bien plus que le metteur en scène d’un petit théâtre sarcastique des misères, vies sous cloche dont l’abstraction et l’onirisme se nourrissent d’un « super-réalisme » grisâtre. La représentation a de la force, et le maître a de l’art ; un art maîtrisé jusqu’à l’étouffement, un peu engoncé dans sa mise en place, où le système et l’artifice écrasent tout. Le problème est peut-être là, dans cette volonté du créateur qui s’imprime à l’excès sur la toile de l’écran, et peut susciter un effet/sentiment inverse à celui escompté. Sitôt recréée, Andersson embaume la comédie du monde. Ici l’on rit, un peu à l’inverse de la célèbre formule ; du vivant plaqué sur du mécanique. Tout doit entrer dans le cadre défini par l’œil unique d’une caméra dont ne viendra aucun mouvement, tandis que se meuvent péniblement les créatures qui peuplent cette théorie d’aquariums, et s’efforcent de vivre dans un dispositif. C’est un art de l’espace comprimé, porteur d’un sens qui le déborde – existentiel, universel, sans doute. C’est une science, aussi. Il y a de l’entomologie là-dedans. Et si Andersson est un entomologiste, les humains sont des insectes. On n’ira pas jusqu’à parler de misanthropie comme il a pu être écrit : c’est un contresens au vu de sa démarche – puis, est-ce vraiment un défaut ? Pourtant, à la fin, le réalisateur est peut-être le dernier à rire encore, dieu impitoyablement ironique devant le spectacle d’êtres qui n’ont été créés que dans ce but.
* Avec ici un passage au numérique qui semble avoir contenté le réalisateur rayon deep focus.
La bande annonce d’Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence
2 juillet 2015