UN PRINCE
Pierre Creton
par Mélopée B. Montminy
Dans un chalet de bois, deux hommes, que quelques décennies séparent, s’embrassent. Une troisième tête, elle aussi grisonnante, les rejoint. Ils font l’amour. La tendresse est physique, l’union de la chair, sans ambages. Cette scène sans artifice, composée d’un seul plan fixe qui nous tient à une certaine distance, illustre le cœur d’Un prince, de Pierre Creton. Présenté à la Quinzaine des cinéastes de Cannes en 2023 et désormais disponible sur la plateforme Criterion Channel, cette fiction à saveur autobiographique est une fenêtre sur l’univers d’un artiste se décrivant tant comme plasticien qu’ouvrier agricole. Depuis 1994, Creton a bricolé – souvent avec son partenaire Vincent Barré – près d’une quarantaine de films, majoritairement des courts métrages, peu ayant joui d’une diffusion d’envergure. Travailleur de la terre, amant de la nature, il signe un cinéma qui expérimente, à l’image de son rapport au monde et à la matière : une filmographie prolifique, concrète, à la fois documentaire et lyrique.
Artiste-ouvrier conséquent, Pierre Creton nous transporte ici sur sa terre de Normandie, évoquant tantôt un paradis perdu, tantôt un jardin des délices. Retour sur l’éducation sentimentale et la découverte des passions, Un prince est une ode à l’apprentissage, et son caractère botanique infuse un brin de pudeur à une narration parfois crue. Le film se déploie tel un herbier, un codex ou un bestiaire, auquel on aurait greffé un journal intime. Il s’en dégage un parfum d’herbes humides. Face à l’ultimatum de ses parents, le protagoniste, Pierre-Joseph (Antoine Pirotte), fils d’un armurier et d’une taxidermiste, choisit de privilégier les fleurs à la boucherie. C’est ainsi que nous pénétrons dans les pensées d’un type qui semble avoir découvert l’art horticole en même temps qu’un penchant pour les hommes mûrs. Pierre-Joseph se remémore avec tendresse ses années sur les bancs d’école, alors que la relation maître-élève dépasse le cadre pédagogique pour se transposer dans le peau à peau. Le protagoniste apprend l’amour au sens large, trouvant ancrage dans sa formation de jardinier, après avoir grandi dans un foyer qui l’aurait peu nourri. Car la nostalgie de Creton ne signifie pas idéalisation de l’enfance. Quand il est question des parents du protagoniste et que les problèmes familiaux sont narrés sans détour, les images sont litote. Pour raconter la détresse d’une mère alcoolique et déphasée, de petits désagréments quotidiens sont mis en scène : le frottement de sa cuiller dans le bol, un bruit insupportable. L’univers familial au masculin, viril mais tendre, est associé à la chasse – abhorrée – et à une série de fantasmes foisonnants. On évoque le gland insolent du cousin, puis l’odeur du slip du père.
Cette façon d’associer un discours érotique à des images plutôt chastes mais vivantes convoque le désir en toute chose, laissant planer un parfum d’animisme. Et bien qu’il soit constamment question de désir, on est loin d’un récit de passion dévorante où le charnel mène à la perte. C’est plutôt une sorte d’harmonie qui plane, dont la douceur parfois décalée faisant fi des tabous évoque tout à fait ce rapport concret à la nature. Exit la séduction, les conflits amoureux. Nous nageons dans l’hédonisme, dans une utopie culturellement associée aux rencontres masculines où les rapports sont simples, organiques, quelque part entre les rencontres en plein soleil d’hommes nus dans L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie et la tendresse de Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul. Le point de vue très personnel de Creton et sa propension à la salacité résultent parfois en la création de personnages construits à partir de visions fantasmées. Le jeune Kutta (Chiman Dangi), présenté dès les premières minutes mais qu’on n’aperçoit qu’à la fin du film, est doté d’une aura particulière. Gamin adopté par Françoise Brown, il se serait ensuite découvert des racines le faisant prince héritier en Inde, son pays d’origine. Celui à qui Creton dédie son titre semble nimbé d’un exotisme mystique, renvoyant à une fétichisation sexuelle un peu lourdingue. Mais l’apparition insolite de Kutta survient par une rupture de ton si déconcertante qu’elle amuse et laisse perplexe davantage qu’elle ne choque. Dans Un prince, la relation au corps effleure également son inévitable vieillissement. Ce n’est pas la première fois que le cinéma de Creton interroge la finitude, le passage du temps sur le corps. On pense à Maniquerville (2009) ou au Grand cortège (2011), qui s’attardaient avec mélancolie sur le sort d’un centre de gérontologie forcé de déménager. Dans Maniquerville, Françoise Lebrun fait la lecture d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust aux résidents du centre. Sa narration les rassemble dans un club de lecture, autour d’une ultime réflexion sur le temps qui passe. Alors que Proust aborde avec acuité la mémoire sensorielle, Creton capte les confidences des personnes âgées.
Quant au choix de la voix off au ton intime qui structure le récit d’Un prince, il rappelle le travail de Vincent Dieutre ou encore Chantal Akerman, qui se promènent eux aussi au carrefour de l’autofiction et du documentaire. Or, Creton se distingue d’une parole près de l’oralité, préconisant une plume littéraire et précieuse qui, agencée au son vaguement médiéval de Jozef Van Wissem au luth, crée une ambiance romanesque qui tranche avec le minimalisme des images. Le récit juxtapose les perspectives narratives et les pensées des personnages, créant une sorte de confusion intime qui se révèle poétique. Les voix off de Grégory Gadebois, Françoise Lebrun et Mathieu Amalric sont prêtées à des personnages joués par d’autres. À titre d’exemple, Françoise Lebrun narre la perspective de Françoise Brown, elle-même incarnée par Manon Schaap, tandis que Lebrun interprète également le personnage de la mère de Pierre-Joseph. Cette pluralité des voix n’est pas qu’un moyen d’en jeter ; elle est le fruit d’un travail de coscénarisation, Mathilde Girard, Cyril Neyrat et Vincent Barré ayant collaboré à l’écriture du film auprès du cinéaste. La collaboration amicale dans la création est par ailleurs mise en abîme dans le cinéma de Creton : ses personnages manifestent fréquemment leur envie d’initier un projet de film dès lors qu’ils sentent une connivence artistique avec quelqu’un. Cela parle encore une fois d’une vision totale de Creton, qui semble ne faire aucune division entre son travail, son art et ses relations. À en voir la récurrence des artistes qui collaborent avec lui, on peut imaginer que l’harmonie que lui et sa bande mettent en scène est bel et bien fidèle aux valeurs de leur petite collectivité.
5 septembre 2024