Uncut Gems
Josh et Bennie Safdie
par Alexandre Fontaine Rousseau
Le capitalisme n’a pas d’avenir. Il est incapable de concevoir l’avenir par-delà la perspective d’une croissance perpétuelle, par-delà l’obsession du profit qui lui permet de progresser soi-disant vers l’avant. Le seul désir qui existe, dans Uncut Gems, est celui de satisfaire une dépendance : à l’argent, au sexe, au pouvoir, au risque. Les personnages des frères Safdie n’existent ainsi qu’à travers leurs addictions, qui les emprisonnent invariablement dans l’instant présent. La mise en scène ne leur offre aucun autre horizon. Le montage nerveux, le cadrage serré contribuent à créer une sensation d’étouffement, réduisant à une sorte de tunnel leur champ de vision – de même que le nôtre, par la même occasion. Il n’existe plus que le rythme effréné des transactions, l’alternance furieuse entre arnaques et paris pour les mener d’un problème à l’autre et, ce faisant, d’une scène à l’autre.
Brillants cinéastes du mouvement, les Safdie canalisent en un discours cohérent une énergie cinétique qui menace constamment de dérailler. C’est évidemment l’énergie du désespoir qui propulse leur film sur sa trajectoire catastrophique. Au premier coup d’oeil, le scénario de leur plus récent long métrage s’avère d’ailleurs on ne peut plus familier : Howard (Adam Sandler), bijoutier new-yorkais accumulant parallèlement à ses activités professionnelles des dettes de jeu considérables, semble toujours à un « gros coup » de se refaire. La chance semble justement vouloir lui sourire, sous la forme d’une opale d’une valeur inestimable achetée à prix avantageux à des mineurs éthiopiens. Mais avant même de la vendre, voilà qu’il décide « d’investir » les profits espérés sur un pari sportif qui pourrait lui rapporter gros ou le ruiner. Bien entendu, rien ne se passe comme prévu. La descente aux enfers peut donc commencer.
Uncut Gems est un film sur l’argent, une allégorie vertigineuse d’un modèle économique fonçant droit à sa perte. Les magouilles qui s’y multiplient font écho aux causes des crises financières qui secouent périodiquement l’ordre établi, rappelant la faillibilité de celui-ci sans jamais qu’advienne l’effondrement définitif. Il y a bel et bien quelque chose de systémique à tout cela, comme si la structure même du monde représenté reposait entièrement sur cet équilibre précaire que nous donne à voir le film. Une sorte de maladie, partagée à différents degrés par tous les protagonistes du récit, gangrène le rapport au réel et les échanges sociaux. Le matérialisme exalté réduit les individus à l’état d’esclaves de désirs d’autant plus vides qu’ils se révèlent, de par leur nature cyclique, impossibles à satisfaire. Howard ne veut pas vraiment se refaire et n’a pas l’intention d’arrêter après un ultime gain. Il n’y a pas de « but » à atteindre, pas plus qu’il n’y a de fin en vue. Seule compte cette activité perpétuelle, ce mouvement fébrile organisant le chaos en données monnayables.
Le film n’échappe à cette tyrannie du présent qu’à travers la contemplation de l’opale, seule instance d’une conception cosmique de l’univers au sein de ce monde clinquant et claustrophobe. Le génie des Safdie, encore une fois, est de réduire cette vision métaphysique à une simple projection mentale indissociable, comme de raison, d’une marchandise qu’il s’agit de posséder. Tout, dans Uncut Gems, ramène au matérialisme ambiant. Même la transcendance y est assujettie aux lois du marché, séquestrée à même une pierre précieuse qui lui confère une valeur monétaire et en fait un objet de spéculation. Aux yeux du marché, rien ne la distingue fondamentalement de ce Furby encastré de diamants que Howard tente de vendre au joueur de basketball Howard Garnett lorsqu’il se présente dans sa boutique pour la toute première fois. Il s’agit d’un produit comme un autre, servant essentiellement à engendrer le désir et à générer des transactions.
L’attention minutieuse que portent les cinéastes aux objets, l’exactitude avec laquelle ils saisissent la vulgarité de cet univers à l’éclat grossier contribuent autant, sinon plus que la précision de leur écriture, à la pertinence de leur propos. La manière dont le mauvais goût côtoie ici la richesse frôle la perfection dérisoire, comme si l’argent n’était plus capable d’engendrer que la laideur indécente. Uncut Gems est un film de surfaces et d’apparences, de façades réfléchissantes qui trahissent la vacuité du monde qu’elles tapissent. C’est un film bruyant, épuisant, criard et oppressant, à la fois rebutant et séduisant, dont la tension soutenue alimente le dégoût autant que le suspense. C’est un portrait reluisant mais peu flatteur de son époque, d’une lucidité d’autant plus insidieuse qu’il semble faire corps avec celle-ci, glorieusement intoxiquée par un air du temps irrémédiablement vicié.
10 janvier 2020