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Critiques

Under the Skin

Jonathan Glazer

par Céline Gobert

Voir Jonathan Glazer en venir à la science-fiction, après Sexy Beast et Birth, n’est pas chose surprenante pour peu que l’on connaisse l’univers du monsieur, ex-réalisateur de clips singuliers. Under the Skin possède cette même tristesse glacée qui émanait déjà de ses vidéos pour Radiohead ou Nick Cave & The Bad Seeds à la fin des années 90. On retrouve dans le film aussi bien les motifs récurrents de son œuvre – l’insecte, la traînée de flammes (Karma Police), la solitude de ses protagonistes, la neige et le blanc – que l’obsession qui ne l’a jamais quittée : tendre vers une imagerie qui saurait exprimer à la fois la solitude de l’outsider et la sauvagerie et le non-sens intrinsèques à la condition humaine. Dans un sens, c’est un projet que pourchassait déjà Stanley Kubrick, évidente figure d’inspiration pour le cinéaste, que ce soit dans 2001, l’odyssée de l’espace ou Orange Mécanique.

Comme dans Birth, le précédent film de Glazer, il est question ici de corps à l’intérieur du corps, d’invisible dans le visible, d’élément étranger au sein de l’enveloppe : sous les traits de Scarlett Johansson se cache un alien impitoyable et dénué de compassion qui, au volant d’une camionnette, chasse des hommes pour en faire on ne sait quoi (se nourrir ? Se régénérer ? Voler des peaux ?). Cette seule idée – celle du monstrueux tapi derrière le sex symbol qu’est Johansson – contient déjà toute la folie d’Under the Skin : accoucher, via l’étude des chairs, des peaux, des apparences, des déguisements, d’une intense réflexion sur l’absurdité de la conscience humaine. De là, le film force constamment, et plutôt cruellement parfois (cf. la scène du bébé sur la plage, la séquence avec l’homme au visage déformé), à aller au-delà de la peau et à repenser les concepts humains établis (la morale, la beauté, l’acte sexuel) pour mieux en saisir le non-sens.

Ce qui est intéressant, c’est la façon dont Glazer transcende les codes de la SF par un réalisme radical, épuisant les contrastes pour mieux asséner son propos : les scènes de rue à Glasgow filmées de façon naturaliste contrastent avec l’univers bizzaroïde très léché et soigné de l’alien ; les intermèdes de silences glaciaux sont entrecoupés par la frénésie sonore des rues écossaises (en ce sens, le montage saccadé de Glazer, qui maintient le tempo et l’étrangeté, est réjouissant), jusqu’à l’acmé finale tout en flammes et flocons où l’alien succombe à la barbarie qu’entraînent lesdites passions. L’assimilation de l’extraterrestre vire ici au survival cauchemardesque, et rappelle la descente aux enfers vécue par l’alien interprété par David Bowie dans The Man who Fell to Earth de Nicolas Roeg. La jeune femme, d’avoir tenté de comprendre la conscience humaine, paiera le prix fort.

Tout au long du film, la caméra de Glazer adopte le point de vue de l’extraterrestre sur les pauvres et pitoyables créatures que nous sommes : un regard scientifique, froid, plus cruel encore que toute misanthropie, et qui ramène l’Homme à l’origine : l’existence pure. Le reste (tout le champ émotionnel, toutes les notions de bien et de mal) n’est rien. Ce propos d’une violence sourde, profondément nihiliste, trouve un écho parfait dans le visuel proprement étourdissant mis en place par le génie Glazer : design sonore crispant (sublime soundtrack signé Mica Levi), clair-obscurs menaçants, lenteur hypnotique.

De tentatives en tentations, et à mesure qu’elle s’essaye à l’humanité (goûter un gros gâteau au chocolat ou encore tomber amoureuse), l’alien passe du statut de prédatrice à celui de proie. A ce stade s’annihilent les dominances genrées : dans Under the Skin, l’hégémonie masculine et/ou le féminisme ne sont que des concepts parmi d’autres, qui n’ont ni valeur ni sens sans conscience humaine pour les concevoir. Il n’y a pas de sexe, pas de sexisme, mais seulement l’idée d’un sexe et d’un sexisme. L’extraterrestre asexuée, elle, ne comprend ni l’un ni l’autre: sa présence au sein de la fourmilière humaine ne sert qu’à mettre à jour la profonde stupidité de tout ce qu’a créé l’esprit humain – de son système de valeurs jusqu’à ses supposés désirs (nourriture, luxure, etc.) et leurs dérives perverses associées.

Dès le début du film, Scarlett dénude lentement une jeune femme. Par la suite, Glazer déshabille longuement Scarlett. Plus tard, les corps de jeunes hommes en érection se précipitent dans une marée noire et mortelle. C’est dire l’ironie d’Under the Skin : être indéniablement un grand film érotique troublant tout en repensant, voire en niant, le concept même d’érotisme – concept dont l’Univers est dépourvu, et dont les comportements les plus atroces (comme cette tentative de viol, très éprouvante, qui clôt le film) sont les dérivés.

Ce film-chair, qui maltraite l’idée de chair, va aussi loin, sinon plus, que toutes les variations de Cronenberg sur le même thème : Under the Skin est une œuvre véritablement radicale, peu aimable, géante plongée dans une Quatrième Dimension urbaine et mystérieuse qui a tout du film d’horreur.

 

La bande-annonce d’Under the Skin


8 mai 2014