Undine
Christian Petzold
par Sylvain Lavallée
Sur la terrasse d’un café, un couple se sépare : « Je dois te tuer », dit la femme, d’une voix douce, à l’homme qui la délaisse pour une autre, « tu m’avais dit que tu m’aimerais à jamais ». Sentiment extrême, il faut le concevoir comme une relecture moderne du mythe d’Ondine, et en particulier de la pièce de Jean Giraudoux du même nom (créée en 1939), pour saisir ce que Christian Petzold met en place avec cette première scène. Le personnage d’Undine, interprétée avec réserve par Paula Beer, renvoie à cette nymphe des eaux qui rejoint le monde des hommes par amour pour un chevalier errant. Ils se jurent un amour éternel, mais le roi de la mer, le père d’Ondine, l’avertit que si son amoureux venait à la quitter, il trouvera la mort. Bien sûr, le chevalier finira par tromper son amour, et au moment où il meurt, sa présence s’efface de la mémoire d’Ondine ; devant son corps inerte, devenu étranger, elle s’exclame « Comme c’est dommage ! Comme je l’aurais aimé ! ».
Undine (sélectionné en compétition officielle à la Berlinale 2020, où Paula Beer y a remporté l’Ours d’argent de la meilleure actrice) puise dans ce récit tout en s’en éloignant sensiblement. Nous reconnaissons, à travers lui, les thèmes habituels du cinéaste, notamment l’amour et la mémoire, traités dans ses films en lien avec l’histoire allemande du 20ème siècle. Dans Phoenix (2014), peut-être la clé de voûte du cinéma de Petzold, la protagoniste servait déjà de métaphore du rapport de l’Allemagne à sa propre histoire : survivante des camps, défigurée, elle se faisait opérer au visage pour retrouver celui-ci tel qu’il était avant. Son mari, la croyant morte, incapable de la reconnaître, lui propose un plan consistant à transformer cette « inconnue » en sa « vraie » femme, dans le but de lui soutirer son héritage. Recréer Berlin pour retrouver sa gloire d’avant la guerre, mais dans un simulacre qui rejoue l’histoire récente, le nazisme, pour en taire les conséquences réelles ; l’Allemagne qui s’aveugle à son présent, pourtant bien là sous ses yeux, trop préoccupée par un passé idéalisé ; ce sont ces idées que Petzold travaillait par cette histoire d’amour à la Vertigo.
Porteur d’un discours similaire, Undine l’aborde toutefois de manière plus oblique, ce qui permet au film de mieux respirer, là où Phoenix ployait parfois sous ses ambitions de film-somme : après la scène initiale au café, Undine rencontre Christopher (Franz Rogowski), et ils tombent amoureux l’un de l’autre. Elle est docteure en histoire, elle explique l’architecture et l’urbanisme berlinois à des touristes ; lui est scaphandrier et opère sous les ponts de la ville pour solidifier leur structure. Le récit bascule peu à peu vers le fantastique, et la dimension mythique, difficilement perceptible au départ, s’impose en douceur, puis verse dans le tragique. Comme sur cette maquette du centre-ville de Berlin que commente Undine, où les immeubles anciens côtoient les récents, démarqués par leur couleur respective, le moderne côtoie l’ancestral, le contemporain le mythe oublié. De ce mélange émerge une impression de flottement, typique de Petzold : que l’on pense à son film précédent, Transit (2018), avec les deux mêmes acteurs, où tout se jouait entre deux états indéterminés, une zone liminale et indéfinie entre le passé et le présent, une nation et une autre, une identité et une autre. Ce sentiment d’apesanteur, d’un monde fluctuant, sans ancrage, se retrouve dans le cas présent à travers des images sous-marines, magnifiques et mystérieuses.
Humble dans sa visée, Undine n’en demeure pas moins un film à concept : quand la protagoniste parle de la nostalgie envers la République démocratique allemande, morte avec la réunification de la ville en 1990, ou quand elle raconte l’histoire du Château de Berlin (construction datant du 15e siècle, fortement endommagée par la Seconde guerre, rasée en 1950 par la RDA pour y construire le Palais de la République, détruit à son tour en 2006, laissant un trou béant au centre de Berlin, jusqu’à ce que le Château soit recréé à l’image de l’original, l’édifice hébergeant désormais un musée, le Humboldt Forum), ce discours a beau être fascinant, il apparait comme une explication théorique de ce qui meut la mise en scène de Petzold. Ce château, après tout, a été rebâti pour visualiser ce que le centre-ville de Berlin avait perdu, pour combler la « douleur fantôme d’une amputation violente », dans les mots d’Undine. L’architecture prend ici le rôle qu’avait la défiguration dans Phoenix (dont le récit suit pratiquement à la lettre l’histoire de ce château), mais plutôt qu’une métaphore, Undine travaille par échos : le château évoque une amputation qu’on tente de cacher par une recréation, la jambe d’une figurine de scaphandrier se cassera puis sera recollée, Christopher se blessera à la jambe dans un accident de travail, et l’histoire d’amour finira aussi sur une sorte de « douleur fantôme ». Ou encore, à un autre niveau : elle, au nom renvoyant à une nymphe, est attirée par lui dont le métier se déroule sous l’eau ; lui, assurant la stabilité des fondations de la ville, est attirée par elle dont le métier consiste à faire revivre l’histoire ; ils se rencontrent grâce à un aquarium fendu, comme si une des soudures de Christopher n’avait pas tenu, l’eau se déversant alors sur eux, les submergeant dans le mythe.
Les images et les figures se recoupent ainsi, sans qu’il soit possible de leur donner une explication précise, comme dans Transit, où les motifs de passage, de transition, étaient au service d’une atmosphère plus que d’un discours. Et voilà où Petzold est à son meilleur, par sa mise en scène envoûtante, lorsqu’elle est attentive à ses acteurs et à leurs sentiments déchirés, à ces élancements douloureux qui les habitent, lorsque les personnages cessent d’être mis au service d’un concept, et peuvent s’incarner pour ancrer le discours dans une substance humaine. Assurément, le plus mystérieux des films de Petzold, sans doute aussi le plus somptueux visuellement, Undine captive par ce flottement, cette indécision, une forme d’irrésolution, empruntant à l’histoire et à la mythologie, comme dans un amour idéel, si puissant qu’il semble remonter à un passé inatteignable tout en promettant l’éternité. Or, ce sentiment d’être hors du temps apparait à l’image de Berlin, ville hantée par une rupture profonde, et dont l’architecture, entre l’ancien et le moderne, ne semble laisser aucune place au présent. Mais le temps s’écoule, les choses s’usent, même si nous essayons de le cacher en reconstruisant le passé, et comme cette Ondine, chez Giraudoux, qui ne saura jamais ce qu’elle a perdu, Undine est porté par une belle nostalgie, voire une mélancolie, envers ce qui n’a pas été, ce qui n’a pas pu être, et par un espoir envers ce qui subsiste pourtant.
3 juin 2021