Une autre vie
Emmanuel Mouret
par Eric Fourlanty
Depuis près de 15 ans, Emmanuel Mouret a signé huit longs métrages (Un baiser, s’il vous plaît, Fais-moi plaisir!, L’art d’aimer…). Des bluettes un peu décalées, quelque part entre Tati, Woody Allen et Rohmer, des comédies tendres et acidulées dont il incarne parfaitement l’esprit à l’écran, avec sa bouille de Buster Keaton méridional.
Pas de doute, Mouret est un cinéaste à l’univers attachant, de ceux qui refont le même film, variations sur un même thème. Jusqu’à celui-ci. Un autre film pour Une autre vie. Soit. C’est le propre des créateurs d’explorer. Ici, Mouret reste dans le domaine amoureux, mais change radicalement de registre en abordant le mélodrame de front, mâtiné de suspense BCBG. Il invoque Sirk, Minnelli, Hitchcock, Truffaut, Téchiné mais, en bout de ligne, il signe un film contre-nature dont on se demande pourquoi il a été fait.
Il y avait longtemps qu’on n’avait pas vu d’intrigue cousue de fil aussi blanc, tant le patron, les coutures et les ourlets se voient à l’œil nu. Aurore (Jasmine Trinca, belle comme Laura Morante, mais sans la fêlure), une pianiste de renom, a un gros coup de fatigue et part se reposer dans sa villa de la Côte d’Azur, soutenu par son frère et gérant (Stéphane Freiss, à mi-chemin entre la sole et l’épagneul). Elle y croise un électricien (Joey Starr, faux Depardieu pré-Poutine, dans le rôle de la Bête) dont elle tombe éperdument amoureuse, et vice-versa. Seul hic, la dite bête est marié depuis toujours à Dolorès (Virginie Ledoyen, en affriolante Carmen de HLM). Mariage d’amour puisque les époux s’aiment depuis la tendre enfance lorsque la famille de l’électro adopta la petite Dolorès, soudainement orpheline. Il ne lui manque qu’un handicap pour faire pleurer dans les chaumières – patience, ça viendra. La Belle et la Bête font un tour en bateau, se caressent au couchant et remettent ça tant qu’ils peuvent (on échappe à la barbe à papa mangée à deux en riant, mais c’est de justesse) tandis que la Dolorès cocue tisse sa toile et défend bec et ongles cette vie qu’elle ne veut surtout pas devenir autre.
Chez Sirk ou Minnelli, l’intrigue du mélo ne s’embarrasse pas de subtilités et tourne les coins ronds, les personnages sont frustrés, excessifs, à fleur de peau et le Destin rigole en douce. C’est la nature de la bête et ce fatras de roman Harlequin ne serait que ça s’il n’était pas qu’un prétexte à mettre en images une mise en scène qui se donne en spectacle. Voir les meilleurs films de Fassbinder ou de Téchiné, et, de ce côté-ci de l’océan, ceux de Xavier Dolan.
Si on privilégie une approche distanciée, bien que profondément émotive, on s’appelle Truffaut et on traite le mélodrame avec tous les égards qui lui sont dus mais sans jamais se départir d’une certaine réserve – La Peau douce, La mariée était en noir, La sirène du Mississippi, La femme d’à côté. À force de retenue, le feu de la passion est décuplé et gagne le spectateur. Truffaut reste le maître du mélodrame à la française et, pendant ces très longues 95 minutes que durent Une autre vie, on pense souvent à lui en se demandant ce qu’il aurait fait de cette histoire d’amour fou racontée si platement. Probablement un « grand film malade », plus sombre, car le grand amour est toujours tragique, et plus drôle, car les amoureux fous, jouets d’un fatum qui les dépasse, sont toujours de formidables clowns. Ici, aucune tragédie et encore moins de drôlerie, on ne dépasse pas le feuilleton-télé.
Truffaut n’aurait, par exemple, jamais écrit ce dialogue par lequel Aurore et Jean se rencontrent. Ou, s’il l’avait fait, il l’aurait filmé autrement qu’au ras des pâquerettes, sans humour, sans regard.
– Qu’est-ce que c’est?
– Un capteur.
– Ça sert à quoi?
– Un capteur donne l’alarme quand il fait une rencontre inattendue.
Alors, pourquoi ce film existe-t-il? Peut-être parce que le cinéaste Mouret est tombé amoureux de l’actrice Jasmine Trinca, amoureusement filmée. Certainement parce qu’il voulait aller voir ailleurs s’il y était. Truffaut aurait apprécié, lui qui mêla si souvent le septième art à celui de l’amour et qui, avec Fahrenheit 451, s’exila dans une pseudo science-fiction. Ces deux raisons sont suffisantes pour donner naissance à un film, encore faut-il avoir le talent pour les transcender. Heureusement pour nous, Emmanuel Mouret semble avoir retrouvé le désir de se filmer pour son prochain film, « une variation sur les jeux de l’amour et du hasard » intitulée Caprices. Alléluia!
La bande-annonce d’Une autre vie
17 avril 2014