Une famille respectable
Massoud Bakhshi
par Céline Gobert
Massoud Bakhshi a huit ans quand l’Irak attaque l’Iran. Il en a seize lorsque la guerre prend fin. Ce traumatisme du passé, renvoyé à l’image par d’incessants flashbacks et morceaux de souvenirs du héros, hante la pellicule et le propos de son premier long-métrage. Une famille respectable assène dès le titre sa morsure ironique, un ton acéré qui ne quittera jamais le cinéaste quarantenaire tout au long du film. Il insuffle beaucoup de lui dans Arash, son personnage principal : il y a – et formellement et chez les protagonistes – une même rigueur de surface où allure et discours, universitaires et inflexibles, ne cachent rien de moins que des tempêtes émotionnelles intérieures. Derrière les lunettes du professeur, de retour à Chiraz après des années passées en Occident, les troubles bourgeonnent comme des fleurs révolutionnaires, parallèles aux mécontentements qui naissent dans les rues iraniennes et aux luttes qui secouent son clan, cousins, mères, oncles.
Le paternel est mourant, l’heure est aux introspections, aux corruptions, aux tacles infligés par les démons du passé lorsque l’on essaie obstinément de les fuir. Il y a cet héritage qui le rendrait riche, cette mère qui refuse de toucher un sou, ces hommes qui aimeraient bien qu’il ne touche rien du tout. Arash est perdu. Il est l’étranger. Dans son pays. Dans sa famille. En lui-même. Autour de lui : des symboles évidents d’une société patriarcale étouffante. Et des éclairs féminins (de souffrance, d’amour, d’intégrité) parsemés ci et là par un cinéaste bien conscient que l’Iran ne pourra trouver de voie salvatrice et de libération authentique qu’au travers de la valorisation de ses figures féminines.
Pour illustrer l’étau qui se resserre autour de son personnage, Bakhshi opte pour le film de genre sous influence documentaire. D’un côté, on a – et ce dès la séquence de kidnapping en caméra subjective du début – des accents de suspense posés sur du thriller d’auteur. De l’autre, un réalisme revendiqué qui prend racine dans les premières amours filmiques du cinéaste (le docu). Ce mélange sied à merveille aux morcellements du héros et à la fracture qui s’opère à l’image, entre un homme et son pays, et entre un pays et ses hommes. Car au-delà d’une saga familiale où règnent trahisons, manipulations sournoises et obsessions capitalistes, c’est le portrait d’un Iran en miettes, sauvage, figé dans l’urgence, qu’offre Bakhshi. A l’instar d’Une séparation d’Asghar Farhadi, qui osait avant lui la dénonciation des maux iraniens à travers le divorce d’un couple, Une famille respectable métaphorise les conflits familiaux pour accoucher d’un constat amer sur l’Iran.
Il y a trois lieux dramatiques où naissent et se cristallisent les enjeux du récit : le foyer, la patrie, le passé. Dehors comme dedans, on y fourmille de colère. Dehors comme dedans, on ne sait plus à quelle branche se raccrocher (quelles valeurs ? et quel avenir ?), l’arbre étant secoué par des plus forts (les autorités politiques et policières pour le peuple, les autorités paternelles et masculines pour le héros). En vrai, c’est un bordel grandeur nature, patchwork de cris, d’intériorisations, de sons sourds et de non-dits. Au cœur de tout cela, Arash n’est ni tout à fait un pion que l’on manie à sa guise (il soupçonne sans cesse les magouilles qui se trament), ni totalement un émancipé (de ses racines et traumas). Il est un homme qui doit se délivrer de ses chaînes, à l’instar de son pays. Un homme sur le chemin de la résilience.
En cela, la séquence finale, écho inverse de la capture d’ouverture, résonne comme une belle promesse d’affranchissement. Le montage, saccadé, vif, y épouse le souffle – épuisé, court – d’Arash. C’est un final lumineux, qui laisse les rayons de l’espérance percer les cœurs des fantômes du passé. Arash reprend vie non parce qu’il prend la fuite, mais parce qu’il fait le choix de ne plus obéir. Avec sa disparition soudaine, au cœur même de l’agitation des rues, il exprime clairement son refus de ne plus se soumettre à ce que l’on tente de lui imposer. Il reprend alors la main, la parole, et la conduite de son destin. Il s’extrait de la tragédie et des enjeux terrestres en cours (l’argent, le pouvoir, la domination) pour caresser deux choses précieuses qui font – dès cet instant – de lui un être supérieur: la connaissance, et la liberté.
Céline Gobert
La bande-annonce d’Une famille respectable
11 juillet 2013