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Critiques

Une femme en guerre

Benedikt Erlingsson

par Rose Normandin

Le premier plan donne le ton. Un carré de verdure luxuriante ; des fleurs, de l’herbe, de la mousse. Puis, la pointe d’une flèche. Halla (Halldóra Geirharðsdóttir), guerrière écologiste au tournant de la cinquantaine, est en mission. Dans les splendides Highlands islandais, la voilà qui, grâce à sa seule ingéniosité, arrache les câbles électriques alimentant une usine de transformation de l’aluminium. Mais cette victoire ne se savoure que quelques instants, puisqu’elle doit éviter d’être prise par les forces de l’ordre qui la pourchassent à bord d’un hélicoptère. Ces premières minutes, qui favorisent un découpage technique efficace plutôt que des effets spéciaux, rivalisent de tension avec les films d’action américains.

Benedikt Erlingsson, d’abord homme de théâtre, avait marqué les imaginaires avec son Of Horses and Men (2013), film qui amorçait sa réflexion cinématographique sur la relation de l’homme avec la nature. (Ceux qui ont vu le premier découvriront un clin d’œil dans le second.) On retrouvera dans ce deuxième long métrage le même humour et la même candeur festive qui n’est pas sans rappeler le cinéma d’Emir Kusturica ou encore du plus sombre Roy Andersson. Le scénario est inventif et réussit à être engagé sans devenir moralisateur, tout en offrant bon nombre de surprises.

Ainsi, lorsqu’elle ne se transforme pas en amazone solitaire, Halla est en fait une professeure de musique à la vie rangée, du moins en apparence. Toutefois, les portraits de Gandhi et de Mandela décorant les murs de son appartement laissent présager du sérieux de ses convictions, même si personne ne se doute du type de batailles qu’elle mène, y compris sa sœur jumelle dont elle est pourtant très proche. Elle en est à son cinquième acte de résistance et ne s’arrêtera pas là. Mais ses objectifs se verront bouleversés, lorsqu’un vieux rêve oublié refera surface : sa demande d’adoption, déposée il y a quatre ans, est finalement acceptée. Devra-t-elle renoncer à son activisme pour faire place à l’enfant ?

En juxtaposant ce nouvel enjeu dramatique au militantisme de son personnage, Erlingsson souligne les déchirements que peut susciter la cohabitation des responsabilités maternelles avec tout autre agenda extérieur. Par ailleurs, le réalisateur ne semble pas croire qu’il est possible pour une femme de mener de front engagement politique et famille, et place son héroïne devant un choix : porter un dernier grand coup ou embrasser son nouveau rôle de mère. Au sens plus large, cette question en amène une autre : est-il encore possible de se projeter dans une réalité familiale, alors que le futur climatique exige des actions drastiques ? Plus encore, les idées du film s’inscrivent dans la pensée écoféministe qui (si on simplifie une pensée somme toute complexe) impute la destruction de l’environnement à la domination masculine du territoire et du système reproducteur féminin. Cela se traduit par une protagoniste qui n’est pas mariée, n’a pas (encore) d’enfant, se surnomme la femme des montagnes, et retrouve sa vitalité lorsqu’elle s’allonge à même la terre. Il faut s’arrêter sur la très belle séquence où Halla, dangereusement proche de se faire pincer, se voit offrir par la nature, tout au long de son échappée, de quoi se camoufler, de quoi semer les chiens, de quoi se réchauffer.

La photographie de Bergsteinn Björgúlfsson dépeint l’Islande avec féérie, conjuguant le plan macro avec le plan large dans une esthétique saturée pour déployer ce que le décor naturel a de plus saisissant. Sa caméra épouse parfaitement le jeu d’Halldóra Geirharðsdóttir qui nous offre une sorte de Jeanne d’Arc pétillante et déterminée (en plus de jouer elle-même le rôle de sa sœur jumelle qui mène son combat autrement).

Mais c’est sans doute la trame sonore (ignée par Davíð Þór Jónsson qui donne un ton si singulier au film. Comme Halla est musicienne, il est normal que sa psyché soit habitée de musicalité. À la façon d’un chœur grec, un trio (clavier, batterie, sousaphone) représente en quelque sorte sa conscience écologique et un trio de chanteuses ukrainiennes, ses espoirs de maternité. Cette trame sonore conçue et enregistrée avant le tournage, et bien souvent développée en réponse aux bruits autour d’Halla, habille le film d’originalité sans en noyer le sérieux.

Mais si original et ludique que soit le traitement, la dernière scène nous ramène à la fatalité du propos, alors qu’Halla, sa fille dans les bras, traverse une rue inondée. Forcées d’abandonner l’autobus qui les conduisait, elles avancent prudemment, de l’eau jusqu’à la taille, leur valise sous le bras. Il devient alors évident que cette femme en guerre ne pourra pas sauver le monde à elle-seule.


27 mars 2019