Critiques

Une grande fille

Kantemir Balagov

par André Roy

Le deuxième film de Kantemir Balagov, Une grande fille, est une œuvre puissante d’un cinéaste de 28 ans né à Nalchik, en Kabardino-Balkarie, et élève d’Alexandre Sokourov. Il est inspiré d’un livre incontournable, La guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Aleksievitch, une œuvre polyphonique qui décrit les vies brisées par la guerre.

Nous sommes en automne, à Leningrad, à la fin de la guerre. Le film débute magistralement par le son d’un halètement, suivi d’un gros plan d’une fille blonde, Iya, qui suffoque ; ses spasmes, liés à une étrange maladie, ponctueront le récit en autant de métaphores du caractère asphyxiant de l’existence. Cette fille surnommée, à cause de sa grande taille, « la girafe », travaille dans un hôpital de guerre comme subalterne et prend soin de Pashka, l’enfant de trois ans que son amie Masha lui a confié avant d’aller au front ; cette dernière s’installera à son retour dans l’appartement collectif où vivent son fils et Iya. Le caractère des deux filles est totalement opposé et le cinéaste tablera sur cette différence pour construire son récit. Aussi douce, lumineuse et patiente est Iya, aussi enjouée, volubile et agitée est Masha. Ce contraste irréductible donne toute la dynamique à la relation, souvent ambiguë, mais fertile en émotions, entre ces deux femmes, constamment en interaction avec d’autres personnages. En révélant la violence inhérente à la société répressive soviétique, à la guerre et à ses multiples traumatismes, à la difficile vie quotidienne, Balagov singularise ainsi le destin tragique de ces deux êtres. Le talent du cinéaste permet de transcender, par la force de caractère d’Iva et Masha, les éléments terribles et sordides d’une société dévastée. Par leur résistance et leur volonté de vivre face à leurs blessures (Masha a reçu un obus dans le ventre et est devenue stérile), il construit une fresque historique intime, d’une vérité stupéfiante.

Cette fresque de survivantes doit sa force aux interactions et aux affects qui circulent entre les deux femmes, et entre elles et leurs lugubres comparses que sont les hommes, faibles victimes expiatoires de la guerre et du pouvoir. Dans un art inégalé de monstration, les événements, qui sont autant des moments de suspension que des acting out saisissants, évoquent le climat social et politique d’une époque cruelle et délétère. Ils forment la chronique d’une longue affliction qui ne laisse aucun répit ni aux personnages ni aux spectateurs. Ce tourbillon d’événements est d’une dureté hallucinatoire, ainsi : Iya, lors d’une crise respiratoire, écrase le petit Pashka, qui décède ; la douce mort par la fumée de cigarette de Stépan, un malade proche d’Iya ; l’échec d’Iya qui doit coucher avec le médecin-chef de l’hôpital pour avoir un enfant qui remplacera Pashka ; l’amour brutal dans une voiture entre Masha et Sasha, fils de nomenklaturistes qui deviendra son copain ; la gauche scène d’amour entre Iya et Masha ; l’interminable danse de joie de Masha dans sa nouvelle robe verte ; l’affligeante visite de Masha chez les parents de Sasha. On ne finirait pas d’enchaîner ces moments qui deviennent par une mise en scène fine, pointilleuse même, de purs instants de cinéma, c’est-à-dire de poésie.

Les séquences se déroulent lentement, avec des êtres vivant comme des fantômes, dans une atmosphère à la fois concrète et immatérielle. Par les secondes que prennent les protagonistes à se répondre, créant un espace de silence (qui est celui des morts), les dialogues contribuent à cette lenteur qui rend improbables des propos pourtant pratiques. Les regards intenses échangés entre les deux femmes sont autant de scalpels découpant une angoisse que des brûlures de désir. Pour montrer le climat toxique qui règne partout, la mise en scène travaille le temps et l’espace d’une façon admirable, à laquelle collaborent le directeur photo et le décorateur, l’un par des plans d’une légèreté superbe, en contrepoint des situations pénibles, l’autre par des couleurs et des éclairages qui alternent entre douceur et âpreté, révélant la souffrance et l’énergie du désespoir dans lesquelles sont entraînées les protagonistes. C’est ainsi qu’entre l’absurdité des situations et la fureur de vivre des deux femmes, Kantemir Balagov décrit une société irrespirable pour Iya et invivable pour Masha. Sa peinture d’un monde en lambeaux est d’une radicale beauté. Et son portrait de femmes, impressionnant, ne peut qu’avoir des échos aujourd’hui.

Russie 2019 / Ré. Kantemir Balagov / Scé. Kantemir Balagov, Alexandre Terekhov / Ph. Kseniya Sereda / Mont. Igor Litoninskiy / Son Rostislav Alimov / Mus. Evgueni Galperine / Int. Viktoria Miroshnichenko, Vasilisa Perelygina, Andrey Bykov, Igor Shirokov, Konstantin Balakirev, Ksenia Kutepova, Timofey Glazkov, Olga Dragunova / 137 minutes / Dist. Entract Films

 


21 février 2020