UNE JEUNESSE FRANÇAISE
Jérémie Battaglia
par Robert Daudelin
La tauromachie, telle qu’on la pratique à la Plaza de Toros de Madrid – et telle que l’a magnifiquement filmée Albert Serra dans Tardes de soledad (2024) – est un spectacle de cruauté, hanté par la mort. Rien de semblable dans les arènes des petites villes occitanes où l’on pratique depuis des lustres une forme de tauromachie moins violente dans laquelle plusieurs jeunes hommes affrontent un taureau sans intention de le tuer, la joute consistant, plus prosaïquement, à enlever les ficelles qui décorent ses cornes.
Cette course de taureaux, où les « gladiateurs », comme aime se présenter l’un des participants, sont en mouvement permanent, prend des allures de ballet dont la chorégraphie, aussi spectaculaire que bien réglée, a séduit Jérémie Battaglia[1]. Rien n’échappe à la petite caméra du cinéaste qui nous installe au cœur de la course et de son parcours semé d’embûches. Mais ici les taureaux ne sont pas des ennemis à abattre : ce sont des « rois », respectés et honorés, leurs noms sont vénérés et les communes leur édifient des statues qui dominent des ronds-points. Ce sont d’ailleurs les taureaux avec qui nous faisons d’abord connaissance, dans le très beau plan nocturne d’ouverture du film.
Ceux qui vont les affronter sont en blanc, de la tête aux pieds, le dos de leur t-shirt arborant leur nom. Or ces noms que nous découvrons dès le premier plan du film ne sonnent pas très provençal : Benhammou et Bakloul. L’un, grand champion régional, est né en France de parents algériens avec qui nous ferons ultérieurement connaissance ; l’autre est fils de parents marocains. Ce sont d’inséparables amis, dont la tauromachie camarguaise est la passion inconditionnelle.
En quelques plans Battaglia a bien défini son projet : nous faire découvrir un spectacle fascinant tout en nous proposant une réflexion, essentielle et jamais didactique, sur la question de l’intégration, sujet toujours brûlant dans la société française.
C’est la saison, les combats défilent, de petites communes (Jonquières, Chateaurenard, Vendargues) jusqu’aux grandes arènes d’Arles pour le championnat de France. Bakloul, blessé au pied, doit suivre en spectateur les exploits de son ami Benhammou qui, bien qu’également blessé, va mener son équipe (elle porte même son nom !) à la victoire.
Mais Benhammou, fût-il champion, doit encore gagner sa vie, aider sa famille. S’il a mis derrière lui sa jeunesse « turbulente » (ses mots) grâce aux taureaux, en dehors des arènes il est gardien de sécurité, un travail qu’on réserve traditionnellement aux Maghrébins ou autres Africains.
Au-delà du spectacle des courses, le film dresse le portrait chaleureux d’une région : la nature, le soleil de Provence, les manades et ses « cowboys », les fêtes de village. C’est aussi, et d’abord, le portrait émouvant de deux jeunes Français, héritiers d’une culture (l’islam, le bled) dont ils se réclament, mais bien intégrés à une société qui, malgré les contentieux qui demeurent, semble prête à les accueillir. Jawad Bakloul initie les enfants de maternelle à la tauromachie, alors que Belkacem Benhammou est fier du « parler provençal » dont la musicalité imprègne le film, notamment dans la brève séquence des deux aficionadas qui critiquent un taureau paresseux. En arrière-plan, mais bien présente, la mère de Belkacem, qui a élevé son fils tout en faisant des ménages et qui s’inquiète des accidents qu’il collectionne. Présente aussi, la façade du HLM qui, même sous le soleil de la Provence, rappelle la situation des cités qui divise la France.
Ce film qui semble si simple, porté par le montage fluide d’Andrea Henriquez, est mené de main de maître par Battaglia, qui sait utiliser à bon escient les ralentis et doser les interventions de la musique d’Armand Glowinski de manière à créer une tension traduisant bien le trouble intérieur des deux héros. Tenue par le réalisateur, la caméra est toujours complice, s’attache aux visages et aux regards autant qu’à l’action, et ne perd jamais de vue les deux niveaux du combat que mènent les protagonistes : échapper aux cornes du taureau et aux préjugés de la société d’accueil.
Film sur l’amitié, le dépassement, le courage simple et la transmission, Une jeunesse française réaffirme la force singulière du documentaire d’immersion qui permet la vraie connaissance des êtres, des lieux et des choses.
[1] Cinéaste d’origine française établi au Québec depuis un bon moment, il s’est fait connaître en 2012 avec Casseroles, un petit film percutant sur les marches quotidiennes du Printemps érable.
14 novembre 2024