UNE LANGUE UNIVERSELLE
Matthew Rankin
par Mélopée B. Montminy
En 2007, l’entreprise de téléphonie Motorola Canada commanditait un Talent Lab où une vingtaine de cinéastes étaient appelés à créer un court métrage de type autoportrait à partir de leur téléphone mobile. C’était la belle époque du Motorola Razr et un jeune Matthew Rankin était de la cohorte. Dans sa brève vidéo, il se présente en usurpateur de l’identité du cinéaste Matthew Rankin. Les dialogues en persan et la mention, en introduction, du « Winnipeg Ministry for the Intellectual Guidance of Children and Young People » (en référence à l’initiative iranienne de l’Institute for the Intellectual Development of Children and Young Adults, dont Abbas Kiarostami était le membre le plus célèbre), dissipent rapidement tout doute sur les intentions de Rankin : il s’agit sans équivoque d’un hommage au cinéaste de Close-up (1990). Dans ce film d’à peine trois minutes, on aperçoit déjà l’embryon d’Une langue universelle, tant plusieurs éléments seront repris 16 ans plus tard. C’est donc dire que l’idée d’un Tim Hortons orthographié en persan mûrissait depuis longtemps, et que ce culte voué au cinéma iranien a été réfléchi longuement avant d’être transposé dans ce second long métrage. On ne peut que présumer des questionnements du réalisateur à travers les années autour de débats sur l’appropriation culturelle. Cela dit, la longue gestation du projet a été indéniablement fertile, car, s’il semble évident que Rankin avait hâte de nous sortir ses blagues du tiroir, Une langue universelle s’affirme surtout comme un film d’une grande sensibilité.
Alors que The Twentieth Century avait fait découvrir au grand public un cinéaste intéressé par les récits nationaux délirants, un Winnipegois suivant les traces de Guy Maddin sachant faire siens tant les codes du cinéma muet que de l’expressionnisme allemand, Rankin confirme sa polyvalence avec ce deuxième long métrage qui se déploie dans un univers assez distinct. Tandis qu’il délaisse un tantinet l’esthétique propagandiste, son regard tout aussi cinéphile nous propose une charmante fable, bien canadienne, où se côtoient santour et neige sale. Le film s’ouvre dans une classe d’un Winnipeg onirique où prévaut le persan, alors que le professeur Iraj Bilodeau (Mani Soleymanlou) gronde ses élèves. Pour quiconque l’a vu, impossible de ne pas avoir en tête Où est la maison de mon ami ? (Abbas Kiarostami, 1987), qui commençait de la même manière. Cependant, alors que le film de Kiarostami suivait les pérégrinations d’un enfant, c’est plutôt le voyage pancanadien d’un Matthew Rankin fictif (interprété par le cinéaste lui-même) qui est le fil conducteur d’Une langue universelle. Bien sûr, les enfants occupent une part substantielle de l’action, tandis qu’on suit deux jeunes écolières (Rojina Esmaeili et Saba Vahedyousefi) à la recherche d’outils pour récupérer un billet de 500 riels coincé sous la glace, en écho au Ballon blanc (Jafar Panahi, 1995) que Kiarostami avait également écrit. Toutefois, si les films iraniens cités plus tôt adoptent invariablement le point de vue d’enfants déchirés par le poids de péripéties qu’ils subissent et de conflits moraux imposés par un monde d’adultes leur étant hostile, ici, la peine et le désarroi sont portés par le personnage de Matthew, fonctionnaire d’origine winnipegoise qui revient chez lui après un exil au Québec.
Les enfants se font plus présents dans la première partie du film, où la farce est reine – et la dinde aussi. L’ambiance est d’abord marquée par un humour pince-sans-rire typiquement nordique, qui se moque de la grisaille avec affection. Pensons notamment au cinéma d’Aki Kaurismäki. Quelques blagues sont plus frontales, on cabotine sur la fierté nationale québécoise et sa bureaucratie, on s’amuse avec l’omniprésence des autoroutes et le ton niais des infopublicités. Néanmoins, chez Rankin, le rire n’est jamais loin des larmes. Ainsi, un gros lot de bingo fournit un an de Kleenex à une femme qui ne cesse de pleurer, tandis qu’une lacrymologue au cimetière Brookside collectionne des larmes dans des bocaux. Nous avons affaire à un maître du tragi-comique qui a su, à travers de nombreux courts métrages, parfaire un ton sentimental parfois dissonant, étrange et clownesque. Or cet effet décalé est ici au service d’une tendresse extrême, à l’image de deux personnages qui se connaissent à peine, mais déclarent qu’ils seraient prêts à mourir pour l’autre, avant de se faire une accolade interminable dans le stationnement d’un Tim Hortons. Dans Une langue universelle, le brutalisme et la morosité des territoires frigorifiques s’amalgament tant à la drôlerie incongrue qu’à une poésie pastorale qui résiste à l’infortune, telle une fleur émergeant du béton. Il y a eu le Paris gris de Tati, il y a désormais le Winnipeg beige de Rankin. Qui plus est, cette façon de filmer les espaces liminaires, comme un cimetière au bord d’une autoroute, offre des moments méditatifs et oxygénants d’un grand apaisement, sans quoi une enfilade de farces aurait pu devenir lourdingue.
Coécrit par Pirouz Nemati et Ila Firouzabadi, qui jouent également dans le film, Une langue universelle est ouvertement dédié à l’amitié. Plus généralement, on pourrait dire que le film est une allégorie sur ce qui nous unit les uns les autres. Car la structure même du récit finit par former une boucle qui évoque cette idée d’interconnexion humaine et l’impact de nos actions sur autrui, faisant la part belle à la gentillesse, une attitude se manifestant tel un bastion de bonhomie dans un monde froid. De retour à Winnipeg, alors qu’il tente de revoir sa mère, Matthew fait ainsi la rencontre de deux hommes qui irradient de douceur, Pirouz (Dara Najmabadi) et Massoud (Pirouz Nemati). Il retrouve aussi des lieux de son enfance, maintenant habités par des familles intergénérationnelles qui occupent l’espace dans une harmonie appuyée. Mais l’accueil chaleureux auquel Matthew a droit accentue sa mélancolie. En deuil de son père, il cherchera à rebâtir les ponts avec sa mère, que la famille de Massoud aura pour ainsi dire adoptée. Sans être manichéen, le film oppose alors la souffrance anomique du protagoniste à la solidarité manifeste qui émane de la communauté canado-iranienne fantasmée. Sans jamais aborder frontalement les enjeux de l’immigration, ce film est tout de même un antidote à tous les discours déshumanisants qui entourent ce thème. Fable candide et inspirante, Une langue universelle est en fin de compte une œuvre étonnamment personnelle qui utilise l’absurdité et la tendresse pour ouvrir l’esprit comme le cœur. Vivement un Conte pour tous signé Matthew Rankin !
30 janvier 2025