Une vie violente
Thierry de Peretti
par Gilles Marsolais
Une vie violente de Thierry de Peretti arrive enfin sur nos écrans après sa présentation à la Semaine de la critique, à Cannes, où il fut fort bien accueilli. En préambule, un texte expose brièvement les motifs de la lutte armée initiée en 1976 dans l’Île de Beauté, en rappelant que les débuts de la contestation nationaliste remonte à 1768, l’année où la Corse a été vendue à la France par la République de Gênes. Mais, il précise aussi que l’éclatement du FLNC au début des années 1990 en deux branches rivales fut peut-être fatal à ce mouvement de libération (qui a déposé les armes en 2014) à qui l’on reprochait sa collusion avec le gouvernement et ses relations avec le banditisme, au point de verser dans la violence extrême et la grande criminalité. Mais il faut savoir aussi que la branche dissidente, idéaliste et moins aguerrie, ne l’a pas eu facile (ses dirigeants présumés, François Santoni et Jean-Michel Rossi, seront assassinés par des factions rivales associées à la pègre). Dès lors, la table est mise pour qu’entre en scène Stéphane, membre de ce groupe dissident et représentatif d’une nouvelle génération apparue à ce moment trouble, constituée de jeunes Corses nationalistes de gauche mais peu ou mal informés de l’évolution rapide de la situation sur le terrain, et nous raconter son histoire, l’histoire d’une génération perdue.
D’entrée de jeu, on comprend donc que ce film vise à reconstituer le parcours d’un jeune Corse politisé dont la vie basculera dans le cycle infernal de la violence, comme l’annonce le titre emprunté à Pasolini. Mais il ne s’agit pas tant d’une reconstitution historique que de l’illustration d’une radicalisation. Et le récit des événements, qui constitue lui-même un long retour en arrière associé à la mémoire du personnage central, reste somme toute chronologique, même si la temporalité de l’ensemble est quelque peu bousculée au début. En le ponctuant de jump cut et de passages au noir pour compresser la durée ou pour accéder à un autre niveau du récit, le réalisateur insuffle une pulsion singulière à son film, façonnant un rythme en accord avec son propos. Un rythme survolté qui s’exprime jusque dans la façon singulière de discuter, d’argumenter, de manière imagée et avec force accents régionaux (qui nécessitent des sous-titres). Plus qu’une couleur, il y a là quelque chose de viscéral propre à la Corse. Par de longs plans-séquence, qui véhiculent beaucoup d’échanges et d’informations, le rythme donne même l’impression par moments de capter sur le vif cette vie mouvementée. Les acteurs, des non-professionnels pour la plupart, sinon tous, accentuent cet effet. Le spectateur peut se sentir déstabilisé par ce style nerveux, puisqu’il est contraint d’adhérer à chacun des segments instables de ce récit, d’entrer dans chacune des séquences déjà en marche, au risque d’y perdre pied. Au même titre que Stéphane, militant de gauche, qui, malgré son travail acharné pour rationaliser un engagement d’abord émotif, en arrive à être porté par les événements sur lesquels il pensait avoir prise, voire à être totalement dépassé par l’évolution de la situation et par les dérapages engendrés dans le sillage de son action.
Sans entrer dans le détail des péripéties de ce parcours du combattant, retenons simplement comment le film montre au départ, au moyen de quelques images en rafale, que le piège s’était déjà refermé sur Stéphane avant même qu’il ne songe à s’engager sérieusement. Il n’est même pas sûr qu’il aurait pu y échapper s’il avait fait preuve de plus de discrétion : le ver était déjà dans le fruit. En clair, son arrestation à Paris et son séjour en prison (plutôt qu’à l’université) où se précisera son orientation idéologique (inspirée par Frantz Fanon), ainsi que l’éventualité de sa mort violente probable étaient en quelque sorte programmées avant même qu’il ne quitte son île. Ainsi va la fatalité, le destin dans sa version corse, avec sa fierté et son code de l’honneur d’un autre âge.
Thierry de Peretti marque donc par une coupe franche les brusques changements de temps et de lieu, comme pour compresser dans la durée ce parcours individuel prédéterminé qu’il capte dans des séquences d’action. Prédominantes, celles-ci se succèdent simplement pour évoquer le déroulement d’un film commun aux mouvements de libération : attaques ciblant les symboles de l’occupation coloniale et des institutions qui la représentent, vols de banque pour financer les opérations, etc. Mais aussi, elles soulignent le fait que se profile dans l’ombre de ce décor spécifique gangrené par la corruption un ennemi redoutable qui complique la situation : le « milieu » (les mafias locales et étrangères à l’île) avec ses réseaux de protection et ses projets de développement immobilier tentaculaire. Incidemment, des images d’archives recyclées illustrant des actions réelles de sabotage de villas anticipent la menace redoutée que la Corse ne soit un jour verrouillée comme la Sicile.
Quant à la réflexion politique et idéologique, elle s’affiche généralement dans le feu de l’action tout au long du film, forcément dans un style télégraphique. Par contre, quelques moments de réflexion suivie et articulée sur le sens à donner à la cause, à la lutte, sont aménagés ici et là. Ils sont généralement précédés d’un passage au noir qui semblent destinés à symboliser le passage de l’individuel au collectif et, partant, à distinguer les séquences d’action de ces espaces de réflexion. Ces segments, parfois accompagnés de la voix off de Stéphane (qui sera relayée à la toute fin du film comme un testament, alors qu’il déambule seul en ville), servent surtout à évoquer des sujets de discussion qui auraient été abordés à l’intérieur du groupe, comme la reconnaissance de l’héritage légué par les générations précédentes, l’importance de revisiter Lénine et de « réarmer idéologiquement la jeunesse de ce pays » attirée par les dérives anarchistes ou la corruption, pour en arriver inévitablement à affronter les contradictions du mouvement. Bref, ce dispositif narratif et structurel permet surtout de reconstituer le fil des événements en les suivant à la trace, mais aussi de les situer idéologiquement puisque l’action et la réflexion semblent ici indissociables.
Jusqu’à ce que surviennent les dissensions, les règlements de compte, la débandade finale. Crûment montrées, ces étapes ultimes au cours desquelles les militants sont froidement abattus comme des lapins, un à un, en plein jour et au vu de tous, sans que la police n’intervienne, illustrent à quel point le mouvement de cette génération perdue a été instrumentalisé et s’est buté aussi aux contradictions même de la Corse. Cette histoire triste, qui confine à la tragédie par son inscription culturelle (impliquant une tradition de violence et de vendetta qui se perpétue, avec sa fatalité), est racontée comme un film d’action, mais tous ses éléments et ses enjeux sont tenus à distance comme il se doit. Même la séquence hallucinante du repas entre femmes, vers la fin du film, au cours de laquelle, dans l’aveuglement volontaire et la confusion la plus totale, celles-ci ramènent la mort annoncée de Stéphane au niveau du fait divers !
19 avril 2018