Une vie
Stéphane Brizé
par Cédric Laval
Une Vie est le septième film de Stéphane Brizé, que l’on appréciait surtout pour ses drames psychologiques à la signature délicate (Mademoiselle Chambon, Quelques heures de printemps) ou pour l’engagement social de sa Loi du marché, succès-surprise de 2015, en France. Le premier mérite de son dernier film est de relever le défi de l’adaptation d’un classique littéraire français, genre périlleux par excellence, guetté par les écueils de l’académisme et du respect inhibant pour son illustre modèle…
Une Vie, donc, est d’abord un roman de Maupassant, qui relate le destin de Jeanne, l’unique héritière d’une famille d’aristocrates normands, mariée à un hobereau désargenté mais séduisant, Julien de Lamarre. Dès lors, sa vie ne sera qu’une longue suite de désillusions, au travers desquelles elle passera, le corps ployé et le regard brumeux. À la simple lecture de cette ligne narrative sommaire, on reconnait dans Jeanne une parenté certaine avec l’autre grande héroïne réaliste normande, mal mariée et dévorée par l’ennui : Madame Bovary. Mais à la différence d’Emma, Jeanne ne trouve pas d’échappatoire dans l’adultère ; la nullité de son mari n’est même pas un alibi, pas plus que l’absence d’amour autour d’elle, puisque ses parents la chérissent. Elle est une victime soumise, conditionnée par des siècles de tradition nobiliaire et judéo-chrétienne. Dans une des premières scènes du film, Jeanne lit d’ailleurs en voix off un poème de Ronsard, qui sanctionne d’emblée son échec : « Le destin l’a voulu, […] telle est la convenance / De nature et de Dieu : par fatale ordonnance. »
Ce poids du destin, cette vie étroite gouvernée par la convenance, le réalisateur nous les fait sentir par un choix visuel radical, celui d’une image au format carré qui enferme autant qu’elle encadre (on songe à ces plans où l’héroïne se détache sur fond de mer, à flanc de falaise, qui évoquent des toiles impressionnistes). Mais ce qui fascine surtout, du point de vue stylistique, ce sont les décalages qui s’instaurent, à plusieurs reprises, entre l’image et le son. Une scène du présent est interrompue par des distorsions chronologiques qui font entrevoir le futur (pluvieux, glauque, tourmenté) et rayonner le passé (lumineux, nostalgique, apaisé). Pourtant, ce sont encore les dialogues du présent qui se surimposent aux images « anachroniques », comme pour manifester l’impossibilité de l’héroïne à être-là, à réconcilier ses rêves, ses souvenirs, avec sa vie. Le travail sur le son est aussi remarquable dans l’attention accordée aux bruits ambiants (le crépitement d’un feu de cheminée, le ruissellement entêtant de la pluie sur une vitre close, le bruit des couverts lors de repas muets…) qui finissent par donner à l’ennui de Jeanne une consistance presque douloureuse, envahissant l’espace sonore pour mieux faire résonner le vide.
Car la réussite du film de Brizé, en même temps que son plus beau risque, consiste à ne pas esquiver l’ennui languissant que distille parfois la lecture du roman de Maupassant. Le spectateur demeure au plus près de Jeanne, enfermé dans son point de vue. Il n’est pas rare que la jeune femme soit cadrée plein centre, en dépit même de l’action ou des dialogues qui se poursuivent hors-champ. Elle est, le plus souvent, un point focal dont la scène tire son impulsion, ou devient peu à peu le sujet focalisé sur lequel se repose in fine la caméra. Pour parvenir à fasciner sans exaspérer, Brizé a su trouver une interprète à la hauteur de ses ambitions. Judith Chemla apporte à son personnage une vibration incarnée, un phrasé à la fois maniériste et sincère, à l’image d’une héroïne déchirée entre les convenances et la vérité des sentiments. On suit alors la trajectoire d’une vie, de sa vie, avec un sentiment d’oppression croissante. Le dernier tiers du film est celui des grandes désespérances, où s’échouent toutes les figures tutélaires de Jeanne, autrefois idéalisées : le mari fidèle, la douce confidente, la mère irréprochable, le fils rêvé. Dans ce naufrage de son existence, Jeanne se laisse sombrer selon un principe de répétition qui peut accabler le spectateur, dans tous les sens du terme. Mais c’est pour mieux lui arracher des frissons d’empathie et une ultime décharge émotionnelle lorsqu’elle accède enfin, peut-être, à cet être-là jadis impossible, à cette réconciliation avec le présent, dans une scène et une réplique finales où se condensent la tristesse et l’espoir, la douleur et la rédemption. « La vie, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit »…
La bande annonce de Une vie
22 février 2017