Vers la lumière
Naomi Kawase
par Cédric Laval
Au commencement du film est la parole. Une parole descriptive, plutôt prolixe, qui redouble le sens des images plus qu’elle ne l’enrichit. La sensation de trop-plein qui en découle agace d’abord le spectateur, puis finit par l’intriguer : à qui parle cette voix qui dirige son regard, le contraint dans sa liberté primesautière et empêche l’image de déborder du cadre ? C’est la voix d’une jeune femme, Misako, qui s’entraine à décrire ce qu’elle voit dans la perspective de son travail : elle pratique en effet l’audiodescription de films pour les non-voyants. La voici d’ailleurs qui décrit les images d’un film pour un groupe-test de non-voyants, chargés de lui indiquer ce qui peut être élagué ou modifié dans ses commentaires. L’un des participants, surtout, lui reproche d’en dire trop, de brider l’imagination en imposant sa propre subjectivité sur les images. Il s’agit de M. Nakamori, un photographe d’un certain âge qui, à la différence des autres membres du groupe-test, n’est pas totalement aveugle, mais perd progressivement la vue. La remise en question qu’il suscite produit chez Misako un ébranlement affectif qui se reversera dans la détresse d’un homme faisant le deuil de ses yeux…
À la lecture de ces quelques lignes, se devine facilement la richesse d’une telle prémisse. Si la Bible place le Verbe au commencement du monde, on sait que le cinéma a fondamentalement inversé le rapport hiérarchique de l’image et de la parole pour des raisons originellement techniques, qui consacrèrent la place des mots comme auxiliaires des images. Le film de Naomi Kawase nous oblige à interroger ce rapport hiérarchique, à la lumière de ce qu’en disent les non-voyants. Les mots peuvent-ils / doivent-ils se substituer à l’image pour en restituer toute la richesse ? Les images mentales que l’on se forme à partir des mots ne sont-elles pas plus belles, plus fécondes que le plus esthétique des plans proposé / imposé par le cinéaste ? Il n’est pas rare, à ce titre, d’éprouver le besoin de fermer les yeux, en visionnant le film, pour mieux se laisser pénétrer d’une bande-son qui magnifie le bruissement des feuilles au point de nous laisser imaginer le grondement des vagues. Le cadrage des visages en plans très serrés participe aussi de cette nécessaire réflexion sur l’étroitesse de l’image. Les perceptions du spectateur se trouvent ainsi forcloses pour mieux le rendre sensible à l’expérience sensorielle du hors champ. Comme un fil rouge tout au long du film, les yeux (des voyants, comme ceux des non-voyants) se ferment et s’ouvrent au gré des révélations intérieures, des secrets qui se disent et de ceux qui se taisent. Enfin, cette interrogation sur les rapports des mots et des images nous renvoie à nos propres réflexes de spectateur, à la manière dont nous envisageons les films, pour se replier, in fine, sur le questionnement de la critique de cinéma, nécessairement appauvrissante (comment rendre justice au retentissement émotionnel / intellectuel d’un film en l’espace de deux pages ?).
Mais l’étroitesse des plans semble aussi parfois fortuite et illustre une certaine tendance à la pesanteur du cinéma de Naomi Kawase, lorsque la légitimation artistique confine au maniérisme (ainsi de cette larme filmée en insert, que l’on voit naitre et couler sur la joue en temps réel…). Certains développements scénaristiques (la relation à la mère malade, au père absent, l’amour qui nait entre Misako et M. Nakamori) semblent inscrits dans la matière vive du film, mais la greffe ne prend pas. Le spectateur est comme déchiré entre deux expériences, entre deux émotions : celle, vibrante, des confidences que partagent, autour d’une table, voyants et non-voyants (sans doute parmi les plus belles scènes du film) ; celle, plus compassée, de deux êtres qui se cherchent et s’esquivent avant de se rejoindre dans la lumière chaude d’un soleil couchant. Cependant, la lumière pesante de certains clichés, l’insistance gratuite de certains plans ne peuvent occulter la grâce d’une scène finale où la fusion des mots et de l’image culmine dans une belle harmonie. Le film sur lequel travaillait Misako est enfin projeté dans un cinéma où se côtoient voyants et non-voyants. Plus que les images du film projeté, ce sont alors les visages des spectateurs (certains les yeux ouverts, d’autres les yeux fermés…), bouleversés par la puissance évocatrice des mots et par les images qu’ils devinent, qui ouvrent grand les vannes de l’émotion. L’image auxiliaire des mots ou les mots auxiliaires de l’image ? Il n’est plus lieu de se poser la question puisque la lumière vers laquelle nous dirige le titre, l’écran de la salle de cinéma, permet alors la synthèse parfaite des deux et la réconciliation de leurs imaginaires…
3 mai 2018