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Critiques

VERS UN AVENIR RADIEUX

Nanni Moretti

par Gérard Grugeau

Peint de nuit en lettres rouges sur un mur de la ville, le titre du dernier film de Nanni Moretti sonne comme un slogan. Si Vers un avenir radieux trouve sa source dans un vieux chant de la résistance (Fischia il vento) où il est question de « conquérir le printemps rouge là où se lève le soleil du futur », ce titre n’en est pas moins programmatique d’un nouveau jalon réjouissant dans le parcours d’un cinéaste qui s’est toujours évertué à recomposer l’espace et le temps pour penser le présent et la suite du monde. Ce slogan est d’emblée porteur d’une tension puisqu’il sous-entend un présent incertain et un futur que l’on espère lourd d’une utopie contagieuse. Entre les deux, sous la gouverne du cinéma omniprésent, va alors se déployer à l’écran une remise en mouvement d’une étonnante amplitude où, au-delà de l’ironie que semble charrier ce désir d’émancipation, la vie et le politique vont se féconder à nouveau pour marcher main dans la main et, qui sait, peut-être retrouver le chemin d’une espérance aujourd’hui en berne.

Dans la lignée de Journal intime (1993) et Aprile (1998), cet opus autofictionnel met en scène Giovanni, éternel alter ego exubérant d’un cinéaste au bord de la crise de nerfs. L’homme éructe sans relâche et ne comprend plus le monde dans lequel il vit. Pour cet égocentrique maniaque du contrôle et limite réac, tous les repères s’effritent. Rien ne va plus entre le film qu’il tourne sur le désarroi d’une section du parti communiste italien déchirée à l’annonce de l’entrée des chars soviétiques dans Budapest en 1956 et la crise sentimentale qu’il traverse avec sa femme Paola (Margherita Buy) qui a toujours produit ses films. Sans compter qu’il doit aussi composer avec le décalage générationnel qu’il ressent par rapport à sa fille qui refuse de se plier plus avant à ses rites cinéphiliques, de même qu’en présence d’un jeune collaborateur ignorant du passé de l’Italie ou d’un réalisateur émergent qui heurte sa conception du cinéma. Alors qu’il a de plus en plus de mal à tourner, Giovanni parvient toutefois à se projeter dans divers projets en gestation, notamment une comédie musicale sur cinquante ans de la vie d’un couple. Dans ce tourbillon aussi dramatique que loufoque où se croisent différentes temporalités, il faut tout l’art de la mise en scène d’un jongleur comme Moretti pour dévider l’écheveau d’un tel enchevêtrement d’histoires qui convoque les potentialités agissantes du cinéma. Et le jongleur est ici en bonne compagnie puisqu’un cirque hongrois installé en bordure de la ville sert de catalyseur politique et esthétique au récit principal.

S’il ne peut s’empêcher de lancer plusieurs clins d’œil amusés en direction de son propre cinéma (la piscine de Palombella rossa en lien ici avec un improbable remake de The Swimmer de Frank Perry (1968) d’après la nouvelle John Cheever ; la traversée nocturne de Rome où la trottinette électrique a remplacé la Vespa de Journal intime), Moretti se garde bien d’enfermer son film sous un voile de nostalgie ou dans le fantasme aigri d’une réalité disparue. Partir du passé, c’est mettre en lumière l’amnésie d’un temps présent qui a déserté l’Histoire et ne croit plus qu’aux vertus de l’émotion, comme l’actrice de son film qui cherche – peut-être à raison – à détourner et à enrichir le scénario du maître. Cet exercice d’introspection l’amène à embrasser avec mélancolie tous les fantômes du cinéma pour dire son impuissance face à la crise existentielle qu’il traverse et à la dérive d’un art qu’il juge en perdition à cause des Netflix de ce monde (hilarante séquence) et autres adeptes du pur divertissement. L’un des moments forts du film voit Giovanni prendre en otage tout un plateau de tournage et servir quelques principes éthiques à un confrère débutant peu enclin à se questionner sur la représentation de la violence. Marchant vers la caméra, le cinéaste sort alors peu à peu du cadre en tempêtant tandis qu’en arrière-plan, « l’exécution » annoncée a bel et bien lieu. En un plan, tout est dit et la rupture radicale avec une époque qui tend à nier le rapport sensible, philosophique et politique au monde est consommée. Comme l’énoncent de jeunes producteurs coréens venus financièrement à la rescousse de son film, Giovanni entérine « la fin de tout » : de l’art, du politique, de la morale et de l’amour. Et pourtant, rien n’est si simple, comme le montrera en fin de parcours un moment d’épiphanie inattendu, aussi doux-amer soit-il.

homme barbu avec femme regardent caméra

Si Moretti est un moraliste témoin de son temps, il n’est en rien moralisateur. Avec acuité et tendresse, son regard sans compromis capte les courants contraires qui l’accablent (même sa femme semble avoir changé de camp comme productrice) pour mieux reconfigurer le monde. On le sait, le cinéaste a toujours ancré son univers dans la culture populaire, et les différentes strates esthétiques sur lesquelles s’appuie Vers un avenir radieux affichent toute la générosité d’un cinéma qui emprunte aussi bien au néoréalisme (l’évocation des années 1950) qu’aux tournages en studio (voir le travelling sur des décors dignes de Cinecittà) et au réalisme contemporain, tout en rendant un hommage soutenu à l’héritage de Fellini qui évoquait déjà la fin de l’art dans Ginger et Fred (1986). À travers la présence de ce cirque fellinien qui inscrit le film du côté d’une poétisation de l’espace, Moretti transfigure le réel pour réactiver les puissances du cinéma et célébrer la vie. Sinueux, vertigineux comme une danse de derviches tourneurs mais toujours stimulant, Vers un avenir radieux fuit la linéarité rassurante pour privilégier une succession de moments libres qui rassemble les morceaux épars de ce qui reste à sauver pour un cinéaste désemparé.

La parade finale qui réunit tous les artisans des films de Moretti en un long cortège atteste toutefois de la possibilité d’une uchronie qui réaffirmerait la croyance en un récit collectif. Avec des « si », pourquoi ne pas refaire l’Histoire (comme chez Tarantino) et imaginer ce qu’aurait pu être le monde si le parti communiste italien avait officiellement rompu avec Moscou en 1956 ? Quand, autour d’une table à l’ambassade de Pologne, les désirs des uns et des autres s’expriment soudain sans retenue, c’est un chœur cacophonique de tous les possibles qui s’élève, rassemblant en un front commun la vie, le politique et le cinéma.  Se crée alors un horizon d’attente qui va même jusqu’à éveiller en nous l’envie irrépressible de nous projeter dès aujourd’hui dans le prochain film de l’auteur. Plusieurs numéros chantés parsèment Vers un avenir radieux, ancrant ostensiblement le film à venir dans le champ de la comédie musicale, un genre auquel Moretti s’est déjà frotté dans Aprile avec les déboires d’un boulanger trotskiste confronté aux sombres échos du stalinisme. À la faveur de cette parade colorée, le cinéma de Moretti parvient à s’extirper d’un présent apathique et à trouver une vitalité nouvelle qui, en ayant déposé en nous des états de perception intense, nous rapproche fraternellement de cette exaltation de la vie que porte pour lui la grande aventure du cinéma.


13 octobre 2023