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Critiques

Vic+Flo ont vu un ours

Denis Côté

par François Jardon-Gomez

Denis Côté est un cinéaste qui tire des lieux la matière première de ses films. D’abord les espaces reculés du monde – le Nord du Québec dans Les états nordiques, un chalet isolé dans la forêt dans Nos vies privées –, puis, depuis Elle veut le chaos, les lieux liminaires, ni tout à fait région profonde, ni non plus l’urbanité complète, ces villages qui offrent la quiétude des « grands espaces » et trahissent l’inquiétude que causent les rapports humains.

Vic + Flo ont vu un ours voit le cinéaste poursuivre dans la même veine, mais en donnant également plus de corps à ses personnages – toujours mus par un désir de solitude, mais rattrapés malgré eux par la société – que dans ses films précédents. Vic et Flo sont incarnées par deux actrices en grande forme, Romane Bohringer et surtout Pierrette Robitaille, qui trouve en Vic un personnage complexe, brisé mais fier, fragile mais avec du répondant, attachant malgré son passé peu recommandable ; face à elles, Marie Brassard et Marc-André Grondin ne déméritent pas à chacune de leurs apparitions à l’écran. Côté confirme plus clairement ce que ses films précédents, et particulièrement Curling, laissaient déjà entrevoir : il travaille toujours le cadre avec une rigueur formelle évidente, en plus d’être un grand directeur d’acteurs.

À sa sortie de prison, Vic s’isole du monde dans l’ancienne cabane à sucre familiale pour s’occuper de son oncle malade en attendant l’arrivée de Flo, sa compagne. À travers les rencontres avec son agent de libération, l’apprentissage d’une vie à deux en dehors des murs de la prison et l’adaptation à la présence des habitants du village voisin (Kirkdale), la nouvelle vie des deux femmes ne se déroule pas aussi paisiblement qu’espéré, surtout lorsque le passé les rattrape.

Côté signe un film sur l’interdépendance, alors que les deux femmes ont besoin l’une de l’autre pour survivre, jusqu’à ce qu’un évènement – au sens d’élément qui arrive sans attente, sans possibilité de le voir venir, cet autre qui nous surprend complètement – surgisse, motif récurrent dans l’œuvre du cinéaste. Le monstre et le voisin de Nos vies privées, les trisomiques de Carcasses ou encore l’enfant mort et le tigre dans Curling agissaient comme des éléments perturbateurs et imprévisibles qui altéraient radicalement le fil du récit. Ici, c’est la rencontre avec les semblables, ceux dont Vic veut tant fuir la présence mais dont le côtoiement semble inévitable, qui disjoint le récit : les habitants du village voisin, peu enclins à accueillir des étrangères qui ne se conforment pas aux normes – les deux femmes sont accusées de ne pas prendre soin de l’oncle de Vic –, l’agent de libération, l’employée de la ville, etc.

« Parle pas en noir et blanc, dis ce que t’as à dire en couleur » dira Vic à son agent de libération ; Vic + Flo ont vu un ours semble marquer un changement dans la démarche de Denis Côté qui « dit » son film plus clairement, laissant (un peu) plus de place à la parole, avec tout ce qu’elle contient néanmoins de dangereux dans le non-dit et le sous-entendu. L’ambigüité des répliques et des motivations des personnages procède de la même idée, celle de ne pas tout donner au spectateur en présentant un cinéma de l’après, de la conséquence, du passé qui poursuit les personnages malgré eux, sans expliquer ce qui est venu avant. C’est que Côté ne « dit » rien sur le réel, la société ou les rapports humains, il ne se préoccupe pas de clore son discours, laissant plutôt les personnages évoluer dans un lieu fixe, à la fois hors du monde et du temps, où le hors-champ n’a (presque) plus de place et n’existe que ce qui se déroule à l’écran.

Le réalisateur filme plus souvent qu’autrement en longs plans fixes (sauf l’avant-dernière séquence où la caméra épaule, nerveuse, capte toute l’angoisse du dénouement) qui laissent les personnages évoluer dans le cadre, entrecoupés par des prises de vues à la première personne ou des travellings qui filment la nature pendant qu’une voix hors-champ continue le récit. Le film laisse entrevoir le dérèglement à venir à travers le montage heurté de Nicolas Roy et l’insertion de plans surprenants (notamment lors de la scène de retrouvailles entre Vic et Flo) qui permettent à Côté de trouer le film de deux manières, à travers les brèches volontaires dans le récit et le montage elliptique, laissant alors au spectateur le soin de décider de la véracité ou non des discours des personnages.

Vic + Flo ont vu un ours est également porté par une volonté de briser les codes et jouer avec les attentes du spectateur – dès le titre du film, où le « + » remplace le « et », mais aussi au générique, alors que les prénoms des acteurs et artisans du film sont tronqués (P. Robitaille, R. Bohringer, etc.) sur un plan de pas rapides (ceux de Vic) avec une musique de tambours digne de la bande-son d’un thriller. Denis Côté s’amuse également à donner à ses personnages des répliques auto-réflexives comme « J’fais mafieuse avec ma canne » ou « Je l’sais, du monde dégueulasse comme moi ça existe pas », se jouant lui-même de son rapport au réel.

Denis Côté propose enfin une finale mélancolique sur le temps qui passe et le passé qui nous hante – littéralement – avant de se court-circuiter lui-même par un dernier plan qui déstabilise et ravit, comme un dernier clin d’œil, voire un appel, au spectateur. À lui, s’il le désire, de combler les trous volontairement laissés dans le récit, maintenant que l’histoire est finie.

La bande-annonce de Vic+Flo ont vu un ours


5 septembre 2013