Critiques

Viendra le feu

Oliver Laxe

par Carlos Solano

Immédiatement saisissantes, les premières images de Viendra le feu, troisième long métrage du réalisateur espagnol Oliver Laxe, dessinent la promesse d’un film qui ne ressemble à aucun autre : la nuit, dans une forêt galicienne, un bulldozer géant ravage une longue chaîne d’eucalyptus. Animée d’une force captivante, tout porte à croire que cette machine avance seule, portée par un étrange désir de destruction. À la chaîne, les arbres s’effondrent, les branches éclatent, les racines se déchirent, la forêt crie de douleur. Un arbre aux imposantes racines parvient à arrêter la machine. Là, à la faveur de ces éléments figés l’un devant l’autre, le film invente un champ-contrechamp improbable : une rencontre sidérante, un face-à-face émouvant entre la machine et cet arbre, dont on peut presque entendre les supplices, la souffrance, une pensée, sa dernière pensée.

Ce prologue, en plus d’annoncer la place centrale de la nature dans le film, nous conduit directement au récit d’Amador Coro (Amador Arias), récemment sorti de prison, condamné pour avoir provoqué un incendie. Il retourne dans son village natal, au cœur d’une Galicie verte et pluvieuse, vaste et rurale, auprès de sa mère Benedicta (Benedicta Sanchez, primée meilleur espoir féminin aux Goya à l’âge de 84 ans, un modèle de lutte contre l’âgisme dans le milieu du cinéma). Ici, il n’est attendu par personne. Ici, le passé n’existe qu’à titre de rancune et de cendre.

Sur la base de cette trame narrative, Oliver Laxe évite tous les pièges dans lesquels n’importe quel autre film aurait pu tomber. La supposée pyromanie d’Amador n’informe pas le récit mais détermine les choix de mise en scène, entièrement tournés vers l’incandescence des phénomènes, du paysage, des gestes, des animaux. Portée par une sorte d’animisme rare et exceptionnel, la caméra de Laxe s’approche au plus près de ses motifs, injectant des traces de vie dans tout ce qu’elle croise. Ainsi, lorsqu’une vache est sauvée des eaux par une vétérinaire, le film arrache l’animal à sa condition d’anecdote scénaristique et l’élève au statut de personnage : Laxe reste avec cette vache atteinte d’une profonde mélancolie, il reste agrippé à la lourde tristesse de son regard, alors qu’elle semble consolée par une chanson de Leonard Cohen, Suzanne, ce qui permet soudain de s’identifier à elle de bout en bout.

À force de se rapprocher, Viendra le feu est un film qui brûle. Attentif à tout ce qui respire, Laxe évite le piège de sombrer dans les clichés romantiques de la vie rurale. Mieux : il perce entièrement le cliché, refusant l’apparence au profit de l’essence. Les gestes qui forment le quotidien de Benedicta, la mère d’Amador, renoncent à leur dimension décorative et s’offrent en fragments de réel à vocation archivistique.

Davantage qu’un film sur la pyromanie – celle-ci étant uniquement suggérée pour introduire un danger latent et donner l’impression qu’une pulsion dévastatrice peut surgir à tout instant et transformer la tranquillité d’un paysage en fulgurant spectacle visuel – Viendra le feu est surtout un film sur la destruction du paysage. Collées au plus près de ce qui est menacé de disparaître, les dernières images du film, littéralement éblouissantes, exacerbent la démarche de Laxe qui se place à l’intersection de l’intime et de l’absolument majestueux.

« O que arde », qu’il aurait d’ailleurs fallu traduire par « Ce qui brûle », consacre sa dernière partie à l’avènement d’un incendie causé par des circonstances irrésolues, comme celles qui, chaque année, provoquent la disparition de centaines d’hectares en Galicie. À la fois fascinant et terrifiant, le film par son intelligence aura consisté à nous placer dans le regard d’un pyromane, peut-être pour nous rappeler que le besoin de préservation ne va pas sans une certaine pulsion de destruction. Amador aura donc servi à introduire un thème et non des motivations, une façon de voir le monde (et de vivre en lui) qui génère des questions éminemment contemporaines devant lesquelles nous ne devons pas rester sourds. La fin du monde est là.

 


5 mai 2020