VIÊT AND NAM
Minh Quý Trương
par Cédric Laval
Premier long métrage de fiction du réalisateur Minh Quý Trương, Viêt and Nam est une romance queer située dans un environnement en apparence hostile. Viêt et Nam sont deux ouvriers d’une mine de charbon, qui s’aiment et rêvent d’une vie meilleure, où ils pourront vivre leur amour sans entraves sociales ni économiques. Pour autant, l’histoire esquissée par cette prémisse ne suit pas la voie, maintes fois tracée, d’une liaison homosexuelle réprouvée par les mœurs, ou par des proches aux idées rétrogrades. La mère de Nam semble deviner, sans s’en offusquer, le lien privilégié qui unit son fils à son compagnon de travail. Lors d’un repas de famille à quatre, l’oncle de Nam demande aux jeunes gens quand ils vont se marier, et le quiproquo qui s’ensuit suscite le rire plutôt que le drame.
Ainsi, l’histoire d’amour naissante est traitée avec une grande retenue. Les signes de reconnaissance qu’ils échangent semblent moins relever d’une stratégie d’évitement des regards extérieurs que d’un mode de séduction imprégné de délicatesse. La mine forme autour des corps nus une enveloppe organique qui isole, davantage qu’elle ne protège. Dans cette alcôve charbonneuse, les désirs sexuels peuvent s’épanouir, et la mise en scène elliptique, si elle use volontiers du hors-champ, n’en assume pas moins la franchise : les bouches s’unissent en plan rapproché dans un long baiser, l’un des hommes dessine une trace, ensanglantée, sur la peau de son amant, devenant la métonymie de l’acte sexuel auquel ils viennent de se livrer. Située dans ce lieu improbable, et comme hors du temps, l’histoire d’amour entre Viêt et Nam échappe à la lecture sociologique qu’elle paraissait appeler.
Pourtant, les prénoms des protagonistes, hautement signifiants s’il en est, induisent la présence d’un enjeu narratif autre que celui des tourments de l’amour, intemporels et apolitiques. Dans un pays fracturé par l’Histoire, le Vietnam, la relation qui se noue entre eux peut aussi se lire comme une volonté de réparer le passé. Très concrètement, cette volonté prend la forme d’une quête : le père de Nam était un soldat disparu pendant la guerre, dont on n’a jamais pu retrouver le cadavre. Remonter le cours du passé, donner corps à cet angle mort du récit familial, c’est aussi tenter de soigner les blessures infligées par l’Histoire / l’histoire. Dans cette perspective, la mine devient métaphore d’un passé que l’on creuse, et Viêt et Nam en sont les principaux ouvriers. En compagnie de la mère et de l’oncle de Nam, ils partent en expédition dans la forêt où le père est censé avoir disparu, ouvrant au cœur du film une parenthèse fantastique où la frontière entre rêve et réalité s’efface.
Cette forêt humide où les grenouilles semblent vouloir communiquer des secrets aux humains, cette incursion à la lisière du pays des morts, qui peuvent prendre voix à travers une chamane ou l’effusion d’un rêve, nous rappellent le cinéma de Weerasethakul. Le réel est contaminé par l’onirisme, comme dans cette scène où un homme enfermé dans un sac transparent dérive au fil d’une rivière : image extraite d’un cauchemar, surgissement du fantastique ou écho à la réalité d’une scène de guerre réelle ? Si le réalisateur Minh Quý Trương semble se placer sous l’égide de son illustre homologue thaïlandais, ce n’est pas sans risques. La mise en scène s’alourdit parfois de coquetteries auteuristes mal digérées : pourquoi le titre n’intervient-il qu’après le premier tiers du film ? Pourquoi la durée de certains plans se prolonge-t-elle au-delà d’une intention esthétique organique au film ? Pourquoi cette déstructuration de la chronologie, si elle n’apporte pas grand-chose au récit ?
On pardonnera ces tics de mise en scène, tant la poésie transpire de certaines images. De l’aveu du producteur du film, présent lors de la projection au FNC, « homesickness and melancholia » étaient les deux émotions-phares qui ont guidé la démarche narrative et esthétique du réalisateur. Sur ce plan-là, force est de reconnaître sa réussite. Dans l’une des premières séquences, Viêt et Nam se promènent en bord de mer, et l’un des deux fait remarquer à son ami que les coquillages sont des cadavres échoués sur la grève. Lorsque l’histoire prend la tangente d’un récit d’immigration, cette scène de la plage apparaît comme la réminiscence vénéneuse d’autres cadavres rejetés par la mer. Si Viêt and Nam est parfois écrasé sous le poids de sa propre ambition, nul ne pourra dénier à la dernière image du film son pouvoir d’imprégnation de la rétine : le cocon charbonneux de la mine est remplacé par une autre chrysalide ténébreuse, où s’étreignent les amoureux… jusqu’à ce qu’un long travelling arrière en révèle la bouleversante réalité.
20 février 2025