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Critiques

VIKING

Stéphane Lafleur

par Laurence Olivier

Une première mission habitée est envoyée vers Mars. Dans l’orchestration précise et contrôlée d’une aventure spatiale de cette envergure, le facteur humain est sans doute le maillon faible, l’élément le moins prévisible, le plus faillible. Comment composer avec les tensions interpersonnelles des membres d’une équipe, régler les conflits qui se déclareront inévitablement, anticiper les problèmes plus graves? C’est ce à quoi s’emploie la Société Viking, au cœur de la nouvelle rêverie de Stéphane Lafleur. Identifiant par des tests psychométriques des doubles des astronautes envoyés vers la planète rouge, la Société Viking constitue et gère une équipe sosie qui restera sur Terre et rejouera les situations vécues « en haut ».

Viking nous permet de retrouver avec joie l’humour absurde, les situations inconfortables et la mélancolie propres aux œuvres de Stéphane Lafleur, dans une science-fiction minimale et mordante qui conserve la qualité de fable existentielle de ses films précédents. Viking donne de l’espace aux moments de comédie pince-sans-rire de En terrains connus (2011) et conserve de Continental, un film sans fusil (2007) et de Tu dors Nicole (2014) l’impression d’apesanteur et de flottement suscitée par le désœuvrement des personnages. Cette fois-ci propulsé par un scénario aux nombreux rebondissements narratifs (cosigné par Éric K. Boulianne), ce huis-clos faussement spatial pose à nouveau sur ses personnages un regard à la fois ironique et empathique, moqueur et fraternel.

Denis (Steve Laplante), professeur d’éducation physique, fait partie des élu·e·s de la Société Viking. Il incarne l’astronaute John Shepherd et se dédie à son nouveau rôle avec passion et sérieux. Il doit, comme ses collègues, quitter ses proches, garder secret l’objet de sa mission et s’engager à s’isoler pendant deux ans dans un bunker spatial au cœur du désert canadien. Dans des locaux défraichis qui sont loin d’avoir le lustre de l’exploration spatiale la plus ambitieuse de l’histoire, ses collègues et lui reçoivent chaque matin des notes en provenance des astronautes qui les informent sur leur état mental, leur sommeil, les sources de leurs tensions. Ces très courts messages, en plus des rapports de bord plus détaillés détenus par la chef de mission, Janet (Fabiola N. Aladin), permettent aux cinq doubles, dont les ordres sont de ne jamais cesser d’incarner leur personnage, de discuter des problèmes vécus par l’équipe d’astronautes.

Ce contexte génère maints revirements burlesques permis par les jeux de doubles, et ces situations sont toujours traitées avec un sérieux « professionnel » qui décuple l’effet comique. À ce titre, Denis Houle est désopilant dans le rôle de l’astronaute Liz, et sa performance n’est pas sans rappeler son « homme du futur » de En terrains connus. Mais plus encore que les situations au potentiel slapstick que les facteurs humains engendrent (par exemple les attirances possibles entre les membres de l’équipe, tant sur Mars que sur Terre), c’est sur la quotidienneté du travail et le non-sens de toute entreprise, même lorsqu’elle est attachée à la plus grande exploration spatiale en date, que se concentre l’histoire.

En effet, les doubles ont beau recréer les situations, débattre, ébaucher des solutions, émettre des suggestions, on apprend éventuellement que celles-ci ne sont pas nécessairement retenues « en haut ». Qui plus est, il devient évident que les activités quotidiennes et les sources des conflits n’ont pas le caractère étincelant et aventureux promis par une mission à l’apogée de la technologie, mais bien la couleur morne d’un quotidien de vie de bureau, avec cohabitation forcée en sus. Les formules désincarnées sont répétées sans conviction (« je suis content·e d’avoir eu cette conversation »), la fausse bienveillance craque. Dans ce passage délicat du comique au dramatique, les performances des interprètes, particulièrement celles de Steve Laplante, Larissa Corriveau et Marie Brassard, parviennent à trouver la ligne juste.

Ainsi confronté·e·s au succès mitigé de l’entreprise, les membres de l’équipe ont des sentiments divergents et changeants ; certain·e·s se demandent à quoi bon se priver d’une douche confortable, se couper de sa famille, endurer des ronflements préenregistrés, rationner les cubes de sucre dans le café. Viking devient ainsi une méditation sur le sens du devoir, sur la désillusion, voire sur l’étrangeté de la condition humaine. Il faut en effet un sérieux inébranlable pour revêtir jour après jour un costume d’astronaute faussement étanche, harnaché de tuyaux de lave-vaisselle, afin de sortir du bunker – et d’atterrir dans un champ où passent des cowboys albertains. Cependant, de rebondissement en rebondissement, les masques s’accumulent ou tombent, et les situations deviennent de plus en plus ambiguës : ces convictions vacillantes des doubles correspondraient-elles en réalité aux sentiments de leurs alter ego, en route vers Mars ? Cette indétermination brouille les situations, tant pour les personnages que pour nous, et vient nécessairement complexifier la farce.

Alors qu’on imagine que le manque de conviction et d’enthousiasme de certain·e·s membres de l’équipe tient au fait qu’on leur a fait miroiter une mission qui se révèle à des années-lumière de l’excitation d’une aventure spatiale, il s’avère que les « vrai·e·s » astronautes, qui toucheraient les étoiles, pourraient aussi avoir le vague à l’âme… Viking parvient ainsi de façon experte à mêler déception et humour, échec et légèreté. Cette science-fiction efficace à peu de frais – incarnant elle-même la version test d’une grosse production de science-fiction – réjouit tant par son absurdité que par le sérieux de son regard sur l’aventure humaine.


29 septembre 2022