VIL ET MISÉRABLE
Jean-François Leblanc
par Simon Laperrière
Tout va mal pour Lucien (Fabien Cloutier), un démon ayant quitté les Enfers il y a déjà plusieurs siècles. Le jour de l’Halloween, sa patronne Sylvie Linguini (Chantal Fontaine) lui fait part d’une décision qui risque de chambouler ses habitudes. Libraire dans un concessionnaire d’automobiles, ce grand solitaire se fait imposer les services d’un assistant (Pier-Luc Funk). Voitures et livres faisant déjà mauvais ménage, pareille nouvelle n’augure rien de bon. Ce dénommé Daniel a beau être fraîchement diplômé de l’École des libraires, il ne possède pas l’expérience de métier de Lucien. (Pour vendre des bouquins, il ne suffit pas de connaître les codes ISBN sur le bout des doigts!) La table est mise pour un partenariat chaotique, surtout quand le diablotin est rongé par un manque d’affection que son hurluberlu de thérapeute (Alexis Martin) échoue à consoler.
La simple lecture de la prémisse de Vil et misérable suffit pour provoquer un vif étourdissement. Avec son premier long métrage, Jean-François Leblanc opère un détour inédit du côté de la comédie absurde québécoise. Ce sous-genre comique se fait généralement rare au sein de notre filmographie locale, ayant plutôt une place de niche à la télévision. Par son registre fantaisiste, Vil et misérable s’avère beaucoup plus proche de la série Les appendices (2009-2020) que de Jour de merde (2023). Inégal et un brin lassant, le résultat arrache tout de même de nombreux fous rires.
Le roman graphique éponyme ayant inspiré le film reprenait déjà sensiblement la structure d’une émission à sketches. En effet, le Vil et misérable de Samuel Cantin (2013) ne suivait pas tout à fait de ligne directrice, montrant plutôt le démon Lucien confronté à différentes situations cocasses. Un type de narration fragmentée efficace en bandes dessinées – il rappelle d’ailleurs le découpage des mésaventures de Calvin and Hobbes – mais qui s’avère peut-être trop éparpillé pour une adaptation cinématographique. En cosignant le scénario de Vil et misérable avec Leblanc, Cantin a donc développé une trame mieux définie autour de son univers. Ce choix implique de nombreux changements, comme l’ajout de nouvelles intrigues.
Une trame policière balance ainsi Lucien et Daniel dans une sombre affaire de trafic de livres d’occasion. Les voilà poursuivis par deux agent·e·s de la GPL (Grande Police des Livres), dont une ange coriace qui, sans surprise, méprise les apôtres de Satan. Ce conflit a le mérite d’explorer la mythologie derrière Vil et misérable, révélant alors les origines de son personnage principal à l’aide d’une magnifique séquence animée. Plus superflue est la rencontre amoureuse entre Lucien et une démone critique de restaurant. Certes, Anne-Élisabeth Bossé excelle dans ce rôle, mais ses interventions empiètent sur un récit déjà chargé.
En cherchant à ajouter de la chair autour de l’os, l’adaptation de Vil et misérable tombe malheureusement dans le piège de la surabondance. Trop de drames se tissent pour une durée de deux heures. Daniel souhaite ouvrir sa propre librairie, Lucien est en guerre avec ses collègues vendeurs de bagnoles, son psy est prêt à tout pour gagner son amitié, et j’en passe. Arrive un point où, ne sachant plus sur quel pied danser, le film saute du coq à l’âne et perd notre attention. Enrichir une source minimaliste en la saturant d’idées ne donne pas forcément un résultat convaincant. En témoignent les adaptions ratées de Boule & Bill (2013), Gaston Lagaffe (2018) et Garfield (2024), trois échecs qui souffrent de problèmes d’écriture similaires.
Ces méchantes comparaisons méritent quand même d’être nuancées. Si le scénario de Leblanc et Cantin aurait clairement bénéficié de quelques coupures, il réussit toutefois à surmonter son propre concept. Vil et misérable ne se limite pas à accoutrer Fabien Cloutier d’un costume rouge flamboyant. Derrière cette image sensationnelle se trouve une comédie avec des protagonistes attachant·e·s, doté·e·s d’une réelle profondeur. Le film aborde à travers eux des enjeux contemporains, tels que la solitude et le désir de connexion. À titre de créature diabolique, Lucien apparaît lui-même comme une incarnation inusitée mais sincère de l’Autre. Déjà présent dans la bande dessinée, le thème de la différence occupe ainsi une place beaucoup plus importante dans le film. L’animosité entre anges et démons, par exemple, sert de métaphore évidente aux tensions raciales et sociales qui divisent toujours notre société. De plus, Daniel et Lucien bâtissent ensemble une amitié qui rejette les idées reçues. Louable, cette célébration de l’inclusivité entraîne cependant un changement notable au sein des dialogues.
En 2013, Vil et misérable de Samuel Cantin en avait surpris plusieurs par son emploi d’un vocabulaire ordurier. Lucien avait ainsi la fâcheuse habitude d’avoir recours au « mot en f » pour ridiculiser l’orientation sexuelle de son collègue. À la manière de South Park (1997-), ces répliques assassines devaient être interprétées au second degré. Elles servaient effectivement à souligner la fermeture d’un esprit mal dans sa peau. Onze ans plus tard, les personnages de Cantin s’expriment à l’écran avec beaucoup plus de prudence. Ils évitent les insultes péjoratives, allant même jusqu’à se corriger lorsqu’un terme à proscrire est émis. Signe des temps qui passent ou autocensure ? La réponse importe peu. Leblanc et Cantin ont surtout fait preuve d’inventivité pour exposer un même malaise, à savoir notre difficulté à communiquer.
Malgré ses ajustements à la sensibilité contemporaine, le film préserve l’humour effronté de Samuel Cantin, un humour juvénile et anxieux qui ne craint pas le ridicule. En accumulant les gags bizarroïdes, cette comédie réjouit en assumant jusqu’au bout son excentricité. Sa générosité lui accorde même un caractère audacieux, Vil et misérable ne faisant jamais preuve de retenue pour ramener son public sur Terre. Assumant sa nature décalée, le long métrage de Jean-François Leblanc est d’abord et avant tout un hommage bien senti à toute une génération d’artisan·e·s de la bande dessinée québécoise qui, depuis près de vingt ans, s’impose comme l’une des voix les plus précieuses de notre production artistique. Espérons maintenant que cette adaptation ne soit que la première de plusieurs autres à venir. Il y a là un filon d’une grande richesse à investir.
10 février 2025