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Critiques

Ville-Marie

Guy Edoin

par Céline Gobert

Deux séquences du deuxième long de Guy Édoin après Marécages, sont glaçantes, et incroyablement réussies. La première, clé, d’un film qui parle beaucoup d’apparence et de comédie sociale, expose l’actrice Monica Bellucci qui se démaquille devant le miroir, et la laisse ridée, triste, seule face à elle-même. La frontière entre le réel et la fiction est mince : on le sait, Bellucci n’a souvent été réduite qu’à son physique et à son étiquette de femme fatale et presque parfaite. En filmant ainsi la mise à nu de l’actrice, Édoin parvient à capter quelque chose de l’ordre de l’intime et de la sphère privée qui vient faire résonner sa fiction. La seconde scène à marquer les esprits concerne aussi la chair, mais celle-là morte, froide, celle des cadavres regroupés à la va-vite dans la morgue d’un hôpital montréalais débordé. Édoin scrute la mort, dans le coin d’une pièce étroite, sans bouger : voici ce qu’il reste une fois les masques tombés : rien que des corps rigides, laissés à l’abandon dans une obscurité glacée. Il y aura donc ces deux scènes, et c’est à peu près tout – Ville-Marie étant la plupart du temps englué dans un propos hélas apolitique et des références trop évidentes (le Opening night de Cassavetes en tête). Comme le film de Cassavetes, Ville-Marie débute par un accident, resserre son intrigue sur deux ou trois jours et se concentre sur les déboires d’une actrice qui doit jouer dans une fiction (une pièce de théâtre chez Cassavetes, un film chez Édoin).

À l’instar de Podz dans Miraculum qui semblait vouloir disserter sur le destin et l’existence, le cinéaste choisit la forme du film choral pour étreindre un autre sujet à la mode chez les cinéastes québécois contemporains: la relation tourmentée avec la mère. Édoin filme ainsi sur une poignée de traumatisés, incarnés notamment par Pascale Bussières (qu’il retrouve après Marécages) et Patrick Hivon. Loin du réalisme cher aux cinéastes du Québec (exceptions faites de Podz et Dolan), Ville-Marie possède quelques similitudes thématiques avec Fassbinder, Almodovar (la figure de la mère, l’actrice) ; ou mélodramatiques et formelles (le choix des couleurs, surtout) avec le cinéma de Sirk. Il fait hélas trop souvent preuve d’un certain classicisme : une bienséance et une retenue permanentes provoquent ainsi un ennui poli. Étrange choix, par exemple, que de filmer le sexe hétérosexuel de façon crue, et le sexe homosexuel de façon chaste et édulcorée. On sent que Ville-Marie, à plusieurs reprises, se retient de décharger son réalisme et son âpreté, comme pour ne pas choquer le bourgeois. La guerre, la galère, le pouvoir des classes : tout cela demeurera malheureusement hors champ.

Le scénario n’est donc clairement pas le point fort d’un film qui reste superficiel, lisse, trop peu divertissant pour se permettre d’être aussi dépolitisé. Pire : en passant de la campagne à l’urbain, avec un Montréal en Ville-mère aux lumières factices, Édoin a perdu de sa puissance nerveuse. On en a vu d’autres cette année faire de grands miracles en même territoire (revoir l’uppercut L’amour au temps de la guerre civile de Rodrigue Jean pour s’en convaincre). Il faut donc partir d’emblée avec ce constat : Ville-Marie ne propose aucun point de vue sur son histoire. Il y a bien une élégance de mise en scène avec des correspondances entre les liquides, reflets et miroirs, de lents travellings qui confèrent parfois à l’ensemble une grâce notable, mais en creux, le film manque de gras. La mise en abîme, le film dans le film ? On a déjà vu cela avant, en mieux. Édoin n’y rajoute absolument rien.

Cela dit, il reste une splendeur, et pas des moindres : le jeu de Bellucci, authentique, fort. Édoin la filme à merveille, à la bonne distance. Elle rappelle les actrices blondes d’Hitchcock, celles d’Almodovar, celles de Lynch. Lorsqu’elle entonne un refrain du mythique Elvis Presley pour clamer en public l’amour qu’elle a pour son fils, elle convoque avec elle la douleur des femmes, ces célébrités, étoiles déchues, ou vieillissantes, ces mères, endeuillées ou incapables d’aimer.

On s’est trompés : il y a finalement bien trois scènes à retenir de Ville-Marie.

 

La bande-annonce de Ville-Marie


8 octobre 2015