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Critiques

Violette

Martin Provost

par Céline Gobert

Affamée d’amour, bâtarde de naissance, asphyxiée par ses tourments, Violette Leduc a couché sur le papier son mal de vivre, accablée par la petitesse de son quotidien et s’affublant de mille épines : trop laide, trop craintive, trop frustrée, « une limace sous mon fumier », écrit-elle dans La Bâtarde. Dès le prénom-titre, à l’instar de sa Séraphine qui lui a valu un petit succès, le cinéaste Martin Provost ne cache pas ses intentions : étreindre son héroïne aussi intimement que possible, la croquer sans fard, à l’aube de ses obsessions, actes créatifs, gestes d’écriture, coups de sang. Violette Leduc et sa condamnation à une solitude qui semble n’avoir aucune fin. Violette Leduc et ses frustrations d’écrivaine maudite, anonyme, dont les passions se déversent sur des êtres interdits – son modèle, et objet de ses inclinations, Simone de Beauvoir ; ou ces hommes homosexuels dont elle ne cesse de s’éprendre. Maurice Sachs, d’abord, qui l’encourage à écrire. Le parfumeur Jacques Guérin (Olivier Gourmet), ensuite, qui l’épaulera avec camaraderie. Violette Leduc, une ignorée, une laissée pour compte, prisonnière d’une haine de soi, son formidable et terrible moteur pour écrire.

C’est par ailleurs un tranchant « Ma mère ne m’a jamais donné la main », qui ouvre son œuvre littéraire et témoigne de ce vide affectif insupportable, une mère qu’elle a peut-être cherché dans sa relation mentor/élève avec De Beauvoir, au coeur de ses amours saphiques, ou au détour d’une tournure de phrase. Une mère à qui, lors de l’une des plus belles scènes du film, elle lance en reproche : « Tu m’as faite ! Tu m’as faite ! », cri de désespoir face à une existence qu’il lui faut supporter. Ce que donne à voir le film en presque 2h30 d’autopsie de caractère se résume à cela : l’acte d’écrire n’est que l’art d’accoucher de soi et de ses démons. Dans sa recherche de l’amour d’autrui – quête obsessive et vaine – Leduc trouvera autre chose, de supérieur, de sublime : elle apprendra (un peu) à s’aimer elle, elle exorcisera (en mots) les maux d’une vie.

Emmanuelle Devos, qui incarne l’écrivaine à l’écran, épouse ses troubles et angoisses avec la justesse qui caractérise son jeu d’actrice : l’hystérie joliment teintée de pudeur, le délire digne, l’entêtement raffiné. Face à elle, une kyrielle de bons acteurs. Sandrine Kiberlain est Simone De Beauvoir, le chignon serré comme un poing. Poing levé pour une reconnaissance de la femme, pour l’égalité des sexes. Elle l’avait compris la première, l’auteure du Deuxième sexe, en exhortant sa protégée à prendre encore et encore la plume : c’est par l’écriture que la femme trouvera liberté et affranchissement. Jacques Bonnaffé, lui, est Jean Genet (qui dédiera à Violette Les Bonnes), le plus souvent impressionné par la fougue de la torturée, parfois agacé aussi, « une emmerdeuse » dit-il. Dans le film, on entend parler de Sartre, de Cocteau, de ces auteurs qui ont marqué les années 50, où l’après-guerre a vu éclore une contestation en prose – lutte des classes en répliques de théâtre, refus du patriarcat en pages de roman.

Violette Leduc partageait avec les avant-gardistes de l’époque, une même colère – érudite, infatigable – et avec De Beauvoir, ce même besoin d’assassiner le normatif, de refaçonner la femme dans l’inconscient collectif, de la faire valoir pour ce qu’elle est et a toujours été : une tête qui pense, un cœur qui aime, un corps qui jouit. Le film rappelle qu’aux belles heures de la libération sexuelle des femmes, il y avait De Beauvoir (qui, elle, trouvait le succès), et il y avait Leduc, aussi (qui attendra ses 57 ans pour « percer »). Toutes deux invoquaient le droit à s’approprier son corps sans honte et sans homme, droit d’avorter, droit de penser, droit à une sexualité libérée. De 1942 à 1964, des magouilles de Violette pour survivre financièrement à la publication de son premier succès public, Martin Provost réussit sur deux tableaux : peinture d’une époque et esquisse d’une femme – l’une étant indissociable de l’autre, l’une et l’autre s’influençant perpétuellement.

Des verdures-toiles des campagnes aux gris splendides d’une vie parisienne, le réalisateur affiche une mise en scène subtile, toute en nuances, progressant par petites touches – comme progresse elle-même Violette – lorsqu’il s’agit d’élargir le cadre, de signifier l’extraction, par l’écriture et non sans douleur, des monstres intérieurs de l’héroïne. Quand elle écrit sa première ligne, Violette est terrée dans une petite chambre, dans un fin fond campagnard. Quand elle trouve enfin un semblant de paix, deux décennies plus tard, Violette fait face à la beauté simple et majestueuse de la nature. Bruit des insectes, cigarette qu’on allume, soleil ardent : le plan final est un tableau lumineux, coloré, impétueux. Un peu comme une peinture de Séraphine. Et, de ces deux femmes dont Provost s’est cinématographiquement entiché, on apprend que l’art est la seule (bonne !) façon (bien avant l’amour, bien avant les passions), de libérer le monde et les mentalités mais aussi et surtout, de se libérer de soi.

 

La bande-annonce de Violette


28 novembre 2013