Vous n’avez encore rien vu
Alain Resnais
par Éric Fourlanty
Lambert Wilson, Sabine Azéma, Pierre Arditi, Michel Piccoli, Mathieu Amalric et les autres : en tout, 13 acteurs à la douzaine qui, au décès d’un dramaturge pour qui ils ont joué, à divers âges de leurs vies, une Eurydice des temps modernes, sont convoqués chez le défunt. Arrivés dans cette demeure dont on ne sait si elle est réelle ou non, – mais quelle importance ? -, le petit groupe assiste au témoignage sur grand écran de leur ami mort. De l’au-delà, celui-ci leur demande d’autoriser, ou non, une troupe de théâtre novice à monter l’Eurydice en question. Afin de prendre leur décision, ils assistent, d’abord médusés puis amusés, à une répétition de la pièce jouée les jeunes acteurs. Peu à peu, ils se prennent au jeu, font écho aux acteurs à l’écran, puis leur répondent et les supplantent, jusqu’à ce que la frontière entre théâtre et vie, cinéma et réalité, passé et présent soit abolie. Jusqu’à ce qu’Eurydice et Orphée, ceux de la pièce d’Anouilh, dont le film est tiré, comme ceux venus du fond des âges grecs, et, pourquoi pas, ceux d’Orfeu Negro, s’aiment au-delà de la mort.
Dans une excellente anthologie de textes sur Resnais, publiée en 2002 pour les 50 ans de Positif, Stéphane Goudet, membre du comité de rédaction de la revue, parle de l’influence surréaliste et du goût de l’artifice dans l’uvre du cinéaste. Ça n’a jamais été aussi vrai que dans Vous n’avez encore rien vu. Texte fondateur du surréalisme, L’amour fou d’André Breton pourrait servir d’exergue à ce film apparemment déconstruit, mais qui avance selon un mécanisme implacable où les jeux de miroirs, les mises en abyme et les leurres narratifs servent de moteurs à une histoire passionnelle.
Plus que jamais dans l’uvre de Resnais, ce film choral a toutes les apparences d’une pièce musicale. Dans ces leitmotivs, ces crescendos, ces contrepoints et ces harmonies, c’est de la structure même que nait l’énergie, le sens et l’enthousiasme. C’est la marque d’un classicisme ludique, propre au réalisateur de Smoking ⁄ No Smoking : sans structure, point d’émotion; sans construction, point de fantaisie; sans limites, point de liberté. Chez Resnais, comme chez Kubrick, la poésie naît d’une certaine cérébralité.
Cocteau, l’hyper-sensible, et Resnais, le cartésien : la parenté n’est pas évidente mais l’ombre du poète de Milly-la-Forêt qui déclara de Muriel qu’il s’agissait d’un « chef-d’uvre terrible » plane sur ce film où se disputent la mort et le spectacle, la mémoire et le temps qui fuit, l’amour du cinéma et celui des comédiens.
Hormis le mythe d’Orphée, cher à Cocteau, cette comédie tragique, ou tragi-coméide, au choix, est illuminée par cette célèbre citation du poète-cinéaste pour qui « le cinéma filme la mort au travail ». Au-delà du sort des amants grecs qui avancent vers la mort et s’y retrouvent, c’est dans les visages des comédiens celui de Piccoli tout d’abord, mais aussi ceux du trio « resnaisien » Azéma-Arditi-Wilson que la phrase fulgurante de Cocteau prend tout son poids. On les voit aujourd’hui, à l’écran, mais aussi il y a 10, 20 ou 30 ans, dans un film de Resnais ou ceux d’autres cinéastes. C’est l’éternel retour, propre à la « magie du cinéma », alors que l’immortalité d’un instant saisi par la caméra met en relief ce qu’il a de profondément fugace. « Ce n’est pas le temps qui passe, dit-on, c’est nous qui passons. » C’est tout à l’honneur du cinéaste nonagénaire de nous le rappeler avec tant de légèreté.
Qu’un cinéaste ait pu concevoir L’année dernière à Marienbad et On connaît la chanson, qu’un créateur ait pu évoluer à ce point tout en restant fidèle à sa nature force le respect. Qu’il soit encore, plus de 60 ans après ses débuts, autant classique que d’avant-garde témoigne d’un regard incroyablement éclairé sur le monde. Peut-être faut-il avoir 90 ans pour être aussi léger, intemporel et (im)pertinent?
La bande-annonce de Vous n’avez encore rien vu
18 octobre 2012