Wall-E
Andrew Stanton
par Marco De Blois
Il faut d’abord revenir sur l’ahurissante controverse ayant suivi la sortie de Wall-E l’été dernier. Aux États-Unis et ailleurs, la droite économique et républicaine a déversé son fiel sur le film avec une fureur inouïe. Et qu’ont reproché ces commentateurs au film ? De faire de la propagande socialiste, rien de moins !
Pour prendre la mesure de cette controverse, rappelons que Wall-E, d’Andrew Stanton, n’est pas un brûlot activiste gauchiste, mais un respectable long métrage d’animation 3D produit par Pixar et Disney ; un film d’animation destiné à la famille, qui met en vedette un petit robot humaniste. Un film qui, admettons-le toutefois, n’est pas si innocent, apparaissant par ses thèmes plus proches de certains films politico-fantastiques des années 1970 (Soylent Green, THX 1138, Planet of the Apes, etc.), que de Kung Fu Panda et autres produits du même genre.
Dans le camp des modérés (l’euphémisme est volontaire) se trouve Nathalie Elgrably, du Journal de Montréal, qui affirme dans un texte coiffé du titre « Attaque contre l’humanité » : « Wall-E, c’est 95 minutes de propagande contre la civilisation moderne ! C’est une attaque contre la technologie, une charge contre notre mode de vie et une insulte à l’espèce humaine. » (Comment peut-on attaquer la technologie ? À coups de marteau ? Voire de faucille et de marteau ? Et l’espèce humaine, quand convoquera-t-elle une conférence de presse pour répliquer à Pixar ?)
Du côté des enragés, on a d’abord les libertariens du Québécois libre, qui, eux non plus, ne font pas dans la dentelle. En effet, Gennady Stolyarov II y soutient : «The film blatantly conveys environmentalist, anti-capitalist, anti-technological propagandaand aims it at an audience of children [ ]. » (Notre traduction : «Le film exprime ouvertement une propagande environnementaliste, anticapitaliste et antitechnologique, et destine celle-ci à un public d’enfants [ ] ») Dans le même esprit, on peut citer Shannen Coffin du National Review, une feuille d’allégeance républicaine : « From the first moment of the film, my kids were bombarded with leftist propaganda about the evils of mankind. » (« Dès le début du film, mes enfants ont été bombardés de propagande gauchiste sur les méfaits de l’humanité. »)
Et on peut ajouter à ce concert de récriminations les regroupements de personnes obèses qui ont dénoncé la façon dont le film les représente*.
L’été dernier, une atmosphère de fin de règne régnait dans les boudoirs républicains aux États-Unis. La situation politique pourrait expliquer pourquoi certains excités ont grimpé dans les rideaux avec autant d’énergie. Mais si vous êtes comme nous, vous avez probablement la conviction qu’un film qui déplaît si souverainement à la droite conservatrice doit sûrement contenir de bonnes choses.
En fait, Wall-E est l’une des plus belles offrandes d’Hollywood de l’année. Notre position s’apparente davantage à celle de Thomas Sotinel du Monde : « Voilà bientôt deux décennies que la plupart des films produits par Pixar exigent beaucoup de leurs spectateurs pour leur offrir encore plus en retour. Ils procèdent d’un amour du risque et d’une confiance dans l’intelligence de l’auditoire qui va à l’encontre du conservatisme frileux de l’immense majorité des films de distraction venus d’Hollywood. » Sotinel a raison : comme l’avait démontré Ratatouille l’an dernier, Pixar redéfinit la notion de divertissement à Hollywood, faisant le pari que le spectateur qui se rend dans les multiplexes pour passer du bon temps est aussi un être possédant la capacité de réfléchir. La compagnie injecte donc le concept de maturité dans le cinéma grand public, se plaçant ainsi à contre-sens d’une tendance lourde.
Wall-E s’ouvre sur une image de la Terre, décimée de toute forme de vie humaine. Une puissante multinationale, Buy n Large, a produit tellement de déchets polluants que la planète est devenue invivable. C’est dans un immense vaisseau spatial que les humains attendent, depuis plusieurs générations, le retour de meilleures conditions. Les siècles d’inactivité les ont rendus obèses.
Un petit robot, Wall-E, consacre ses journées entières à compacter les débris qui jonchent la planète. Il trouve parfois des petits accessoires témoignant du passage de la race humaine sur Terre. Il ramène ces objets usuels chez lui, les ajoutant à sa collection de reliquats de civilisation. Du vaisseau arrive un jour un robot féminin, Ève, en mission de reconnaissance (l’allusion biblique est évidente). Les deux, après une première rencontre difficile, tombent amoureux. Tout à coup, surprise ! On constate que la vie sur terre est redevenue possible. Toutefois, le retour des humains s’avèrera beaucoup plus compliqué que prévu.
Comme le laisse comprendre ce résumé, la colère des observateurs conservateurs ne repose pas sur du vent. On ne saurait faire abstraction du contenu politique de Wall-E. Cette fable écologique dresse un portrait peu reluisant des grandes corporations qui, par souci d’hégémonie économique, redéfinissent les cadres de l’organisation sociale en fonction de leurs intérêts tout en prenant soin de bâillonner les dissidents. Dans Wall-E, le monde entier (incluant le vaisseau spatial) appartient à Buy n Large. Le film apparaît donc comme un surprenant grain de sable dans l’engrenage Disney.
Pour ajouter à l’étonnement, le film présente une facture qui n’est pas courante dans le cinéma hollywoodien. Par exemple, sa structure en diptyque. Dans sa première partie, le film se déroule dans l’immense dépotoir qu’est devenue la Terre. Pendant plusieurs minutes, dans ce décor terne en camaïeu, aucun mot n’est prononcé, l’attention étant accordée au personnage besogneux de Wall-E qui compacte les déchets parce qu’il a été programmé pour remplir cette fonction.
Le raffinement de la gestuelle du robot porte un nom : la pantomime. En effet, Wall-E a une façon d’habiter l’espace et de bouger qui nous ramène aux grands comiques du muet, dont Chaplin. D’ailleurs, la scène dans laquelle il présente à Ève quelques-uns des reliquats accumulés chez lui possède un rythme, une fluidité et une cocasserie tout droit sortis de City Lights. En ce qui concerne l’animation 3D, un sommet du réalisme est atteint dans cette première partie : en effet, si on enlevait les personnages des robots, ces images de la Terre dévastée pourraient sembler surgir d’un documentaire.
La deuxième partie, qui se déroule dans le vaisseau spatial, apparaît plus convenue. Les personnages d’humains ont l’habituelle rondeur lustrée de l’animation 3D. Cette portion du film consiste essentiellement en une poursuite dont les ressorts sont classiques, bien que les effets comiques soient incontestablement réussis. Ainsi, les automates déglingués en attente de réparation ont le comportement incohérent et compulsif des créatures les plus drôles de Tex Avery. Plusieurs ont observé avec raison que les humains obèses, incapables de se tenir debout, continuellement étendus sur des fauteuils confortables avec à la main des boissons en format géant, sont la représentation caricaturale des spectateurs des multiplexes. Cette capacité à multiplier les niveaux de sens en jouant sur la réflexivité donne définitivement de l’envergure à ce film, au risque d’indisposer les esprits chagrins.
Plusieurs partisans de Wall-E (il y en a beaucoup) voient déjà l’oeuvre se hisser parmi les finalistes pour l’Oscar du meilleur film. Compte tenu de la nouvelle configuration politique aux États-Unis, les votants de l’Académie seraient peut-être tentés de formuler un message fort en choisissant ce film, bien que la course aux Oscars soit un processus volatil, donc difficilement prévisible, et que l’animation possède un handicap « ontologique », une sorte de tare originelle qui la dessert dans ce type de compétition. Pour le reste, puisque l’espèce humaine n’a pas jugé bon de le faire, on prend sur soi de répondre aux commentateurs cités plus haut. Deux robots sauvent la planète. Est-ce cela qu’on appelle une propagande antitechnologique ? Et ces robots, ne sont-ils pas le résultat d’un travail abattu par une bête géniale qui s’appelle l’homme ?
*Blogueur à Cyberpresse, Jozef Siroka a fait un survol de quelques-unes des critiques les plus virulentes à l’endroit de Wall-E. Dans A.V. Club, Sean O’Neal a rédigé une amusante synthèse des principaux reproches adressés au film.
20 novembre 2008