Waves
Trey Edward Shults
par Céline Gobert
On pourrait aisément décrire les trois premiers films de Trey Edward Shults, Krisha, It Comes at Night et Waves, comme une trilogie de l’anxiété : le cinéaste américain y est autant obsédé par la peur constante qu’un drame survienne (et, bien sûr, il survient), que par le fait qu’on ne puisse pas y survivre ; qu’un seul moment de vie (ou de mort) suffise à nous engloutir.
Dans Waves, comme dans les deux films antérieurs, c’est l’explosion de la cellule familiale et le poison qui a germé en son sein qui fascinent. Il faut dire que chez Shults, même si le monde extérieur se révèle aussi terrifiant qu’on le redoutait, le monstre éclot toujours de l’intérieur. Cette fois, du cœur vicié d’une famille de Floride, dirigée par une figure paternelle aussi inflexible qu’autoritaire.
Waves commence fort. La séquence d’ouverture est simplement hallucinante, épidermique : la caméra se veut pulsatoire, vivante, fougueuse ; elle accélère, fait des 360 degrés, adopte mille effets de style, aussi imprévisible que les adolescents qu’elle filme, rythmée par la bande-originale électro frénétique signée Trent Reznor et Atticus Ross. Exit le terrain de l’épouvante paranoïaque et minimaliste auquel nous avait habitué le réalisateur américain : on est ici plongé dans le pur mélodrame organique. Le film est ainsi d’abord secoué par un plaisir de cinéma totalement mégalo, à l’image des paroles du rappeur Kanye West, jouées à tue-tête : I am a God /Hurry up with my damn massage/Hurry up with my damn ménage/Get the Porsche out the damn garage. À toute allure, sans aucune retenue, la mise en scène intense entraîne le spectateur vers la tragédie accablante, inévitable. Lorsque celle-ci survient, brutale et cruelle, sa force n’en est pas amoindrie et, bien que l’analogie avec la vague-titre, métaphore d’une immersion émotionnelle totale, puisse paraître facile, elle est tout simplement évidente : Waves recrache le spectateur au sol, hagard. Mais, gorgé d’audace, le film est en réalité un monstre à deux têtes.
En effet, si toute la première partie (angoissante) colle aux baskets de l’athlète afro-américain Tyler (incroyable Kelvin Harrison Jr.) et de sa petite amie Alexis (Alex Demie), la seconde partie (plus sentimentale) focalise son attention sur le personnage de la sœur, Emily (la révélation Taylor Russell) et de son histoire d’amour avec Luke (Lucas Hedges).
Après un premier temps brusque et survoltée (à l’image de Tyler), la mise en scène opère un volte-face inattendu, se pliant, en fait, à la même nécessité d’apaisement, de luminosité, et de tendresse à laquelle doivent obéir les personnages du film (Emily et Luke, notamment) s’ils veulent survivre. Pour preuve de ce revirement textuel, tout entier dédié à son concept d’avant/après, le film s’achève au son de True Love Waits de Radiohead, Just don’t leave/ Don’t leave. Il faut dire que le discours du pasteur au début du film nous avait d’emblée donné un indice : ce serait un film d’amour, non pas de haine. En fait, pour être plus exact, Waves se situe plutôt au croisement de l’amour et de la haine, dans un entre-deux chargé de complexité, où il faut apprendre à composer avec les zones grises à défaut de les accepter complètement. Le film cherche moins à savoir s’il est possible de pardonner collectivement, comme société, qu’individuellement : qu’une sœur pardonne son frère, qu’un fils pardonne son père.
Catastrophe intimiste ahurissante, le film expose également la violence de la société américaine, et plus largement celle de notre époque : les ravages de l’hyper performance, les dérives des réseaux sociaux, l’obsession de la réussite qui pèse sur les garçons, les brutalités qui sont infligées aux filles. Il rappelle beaucoup la série Euphoria de Sam Levinson (à voir sur HBO), avec qui il partage un même désir de surcharge sensorielle, une même sincérité d’approche, une même esthétique tape-à-l’oeil, milléniale pur jus.
Car, oui, Waves est avant toute chose un film éminemment actuel. Dans un mouvement double et croisé, il fouille plus particulièrement deux thématiques, chacune d’une grande puissance : les conséquences de la masculinité toxique sur les jeunes adultes d’aujourd’hui, et la nécessité du pardon et de la compassion. Authentique malgré ses défauts (dont un dernier tiers longuet et tire-larmes jusqu’à l’obscène), il brille par sa modernité folle, et une esthétique, vive, excessive, irisée, qui assume entièrement son ancrage dans une contemporanéité que l’on voudrait voir plus souvent sur les écrans de cinéma au cours de la prochaine décennie. En fait, si l’on osait, on dirait que Waves est, tout simplement, l’anti-film de boomer par excellence. Un film sur la jeunesse, mais pas seulement pour elle, et dont l’énergie et le grand débordement émotif sont remplis de promesses.
13 décembre 2019