Critiques

We Own the Night

James Gray

par Cédric Laval

Si le concept d’auteur a encore un sens, la sortie récente du troisième film de James Gray, We Own the Night, confirme ce que l’on pressentait déjà : ce jeune réalisateur est l’un des auteurs les plus passionnants de la production américaine contemporaine. Avec ce troisième opus, James Gray semble boucler ce qu’il est convenu d’appeler une trilogie, entamée treize ans plus tôt avec Little Odessa, et poursuivie six ans plus tard avec The Yards. Loin des appellations un peu surfaites, ce terme de «trilogie» s’applique ici sans réticences, tant se dégage de ces trois œoeuvres une évidente impression de cohérence. En dépit des six années qui les séparent (ou peut-être à cause de ce lent processus créatif qui prélude à leur achèvement), chaque film tisse avec les deux autres des liens formels et thématiques qui permettent de les envisager comme une seule œoeuvre. Situés à l’époque contemporaine, ils constituent une trilogie new-yorkaise unifiée par un style visuel qui singularise le cinéma de James Gray : le sens aigu du cadre, le travail remarquable de la direction photo qui découpe savamment les ombres et les lumières, l’utilisation maîtrisée du plan large en alternance avec des plans très resserrés où l’humain prime sur l’environnement sont quelques-uns des traits formels que l’on peut citer à titre d’exemples. Mais la cohérence de la trilogie est à chercher surtout du côté de son unité de ton, en même temps que de son unité thématique : Little Odessa, The Yards et We Own the Night sont des tragédies familiales qui se jouent sur fond de règlements de comptes mafieux, arbitrés par des figures d’autorité inégalement influentes.

L’ombre d’une malédiction

Le terme de tragédie n’est pas à entendre dans son acception dévoyée de drame sanglant (quoique les cadavres jonchent aussi les films de James Gray), mais bien dans son sens originel qui le rattache à un genre séculaire, où des personnages dominés par un implacable destin suscitent des émotions mêlées de terreur et de pitié. Joshua, personnage interprété par Tim Roth dans Little Odessa, subit plus que tout autre le poids de ce destin qui le condamne à tuer sans échappatoire possible. Deux plans quasi similaires ouvrent et closent le film, l’inscrivant dans un cercle qui ne peut être brisé : celui d’un regard effaré, angoissant à force de scruter le vide, la mort qu’il s’apprête à délivrer ou qu’il affronte sans l’avoir convoquée. De la même façon, Léo (Mark Wahlberg dans The Yards) est assis dans une rame de métro et fixe un vide non moins angoissant, quelles que soient les perspectives optimistes ouvertes dans la scène précédente : ce plan ultime sur le visage hagard du personnage ferme la boucle de son destin en rejoignant la première scène du film, également sise dans une rame de métro, où le regard craintif du jeune homme cherchait à fuir celui d’un policier. Bobby, personnage de Joaquin Phoenix dans We Own the Night, semble briser la trajectoire uniforme de son destin qui le condamnait au fricotage douteux avec la pègre, mais c’est pour mieux ployer l’échine sous la fatalité de l’homme traqué, obligé de s’engager dans la police pour combattre un monde qui a juré sa perte. Trois personnages, trois destins implacables, trois plans fixes qui scrutent leur visage en guise de ponctuation finale, comme pour y rechercher les traces d’une malédiction…

Au nom du père…

Comme pour la plupart des tragédies grecques, cette malédiction plonge ses racines dans un contexte familial où les relations fluctuent entre des positions antagonistes. Autour de la figure du père se condense le plus souvent l’énergie d’un amour dégénéré en haine. Renié pour avoir choisi la voie du crime, Joshua frappe son père, l’insulte, cherche à l’humilier, comme dans la scène clé où il maîtrise à grand-peine ses instincts parricides et le force à s’agenouiller devant lui, tête nue et pantalon baissé. En écho à cette scène marquante, Bobby contraint son père symbolique, Marat Bujayev, à s’agenouiller devant lui après que la police eut mené un assaut victorieux contre les hommes de main du mafieux russe. Entre-temps, s’il s’était réconcilié avec son père réel (mais c’est sur le cadavre de son père que cette réconciliation se joue vraiment…), Bobby n’en demeure pas moins le fils prodigue, méprisé sinon totalement rejeté, celui que l’on menace à mots couverts, dans une église, sous l’œil éteint d’un autre fils, le crucifié, qui a pu croire aussi que son père l’avait abandonné. Dans The Yards, à la figure du père absent se substitue celle d’un oncle par alliance, qui tend la main à Léo mais l’abandonne aussi vite pour mieux protéger sa réputation, jusqu’à envisager la possibilité d’un meurtre lorsqu’il se munit d’une arme avant de se présenter à un rendez-vous avec son neveu. Puissance d’attraction trompeuse ou catalyseur de haine, la figure paternelle donne l’impulsion fondamentale à ce mécanisme tragique qui entraîne le protagoniste dans ses engrenages cruels.

… des fils…

Face à cette figure paternelle, celle du fils se dédouble dans chacun des films de James Gray. Entre frères réels et frères symboliques, les pôles de l’attraction et de la répulsion ont davantage tendance à s’équilibrer. Dans The Yards et We Own the Night, frères ennemis et frères unis sont les deux faces d’une même médaille, à la recherche d’un point d’équilibre qui fera basculer la relation dans un sens ou dans l’autre. Alors que tout les oppose (l’un est policier, l’autre fréquente la pègre, l’un est un fils modèle, l’autre est dédaigné par son père…), Joseph et Bobby (qui, incidemment, a changé son nom de famille…) dépassent leur antagonisme pour unir leurs forces et reconstituer ce lien fraternel, en d’autres temps distendu. C’est d’ailleurs une tentative de meurtre sur la personne de Joseph qui ramènera Bobby dans le giron de sa famille réelle, preuve s’il en est qu’un simple changement d’identité ne suffit pas à faire taire la voix du sang. La trajectoire est inverse dans The Yards, où Léo et Wilie, les deux amis d’enfance, se déchirent au final dans un duel nourri par des sentiments de trahison et de rivalité amoureuse. Dans Little Odessa, un attachement réel et réciproque unit Joshua à son jeune frère Reuben, mais il ne doit pas occulter le déséquilibre fondamental qui préside à cet attachement (la fascination inquiétante de Reuben pour la figure du meurtrier), ni le fait que Joshua tue indirectement son frère, victime infortunée d’un règlement de comptes, quand son ombre dessinée sur un drap blanc devient la cible d’un tir qui ne lui était pas destiné.

… et de la sainte maternité

Au sein de cette dynamique familiale, la figure maternelle est celle qui fournit un point d’ancrage susceptible de neutraliser, sinon d’éliminer totalement, l’énergie létale mise en branle par le mécanisme de la tragédie. Certes, cette figure s’inscrit elle-même dans l’horizon implacable de la mort (la mère de Joshua et Reuben est atteinte d’une tumeur au cerveau, celle de Léo a des faiblesses cardiaques), mais son rayonnement, la tendresse qu’elle prodigue, suffisent à reconstituer pour un temps l’illusion d’une harmonie originelle. De cette harmonie originelle, le père est exclu : tout se joue entre cette mère aimante qui recueille dans son étreinte des hommes redevenus enfants. Deux plans expriment en particulier cette fusion qui se veut salvatrice. Celui (fantasme? souvenir?) où la mère de Joshua et Reuben tient par la main chacun de ses deux fils, alors même que le destin vient de les frapper. Celui, dans l’une des dernières séquences de The Yards, où se reconstitue la chaîne des mères et des fils, à l’exclusion de tout autre élément qui viendrait perturber un équilibre précaire. Dans cet univers d’hommes où pères et fils n’hésitent pas à s’entredéchirer, la Mère répand autour d’elle une lumière douce qui gagne sur les ténèbres de la tragédie.

De cette lumière douce qui rayonne dans un univers virilisé, le cinéaste a su trouver des équivalents formels qui font toute la cohérence de son œuvre. Osons le paradoxe : les films de James Gray sont des films d’hommes filmés avec une sensibilité de femme. Les scènes d’action sont des épiphénomènes au sein d’échanges intimes où le vernis de la virilité se craquelle souvent pour laisser surgir les larmes. Le cinéaste assume pleinement le potentiel lacrymogène de certaines scènes en les ponctuant d’une trame sonore suggestive et lyrique (par exemple, les chœurs russes dans Little Odessa). Surtout, loin de la complaisance parfois suspecte de certains cinéastes, James Gray s’ingénie le plus souvent à filmer la violence en hors-champ (le premier meurtre accompli par Joshua) ou en plan large (l’assassinat du bijoutier russe dans Little Odessa, la bagarre entre Léo et Wilie dans The Yards) : la violence n’est plus le sujet, voire le paradigme sur lequel se décline la mise en scène, elle est un attribut de cet univers d’hommes qui ne gagne jamais à être esthétisée.

On l’aura sans doute remarqué, la figure maternelle disparaît pratiquement de We Own the Night. Pour la première fois, les hommes sont livrés à eux-mêmes et ne peuvent puiser en elle un contrepoids à leurs instincts antagonistes. Sur le plan formel, également, ce troisième opus représente la violence de manière beaucoup plus explicite que dans les deux précédents films. Le pôle féminin n’équilibre plus le film (la copine de Bobby ne peut seule constituer un rempart suffisant, et elle disparaît avant le dénouement), ne lui offre plus d’échappatoire réelle ou fantasmée. À l’errance du personnage masculin correspond l’errance scénaristique qui, dans le dernier tiers du film, débouche sur un règlement de comptes dramatiquement insatisfaisant. Comme porteuse de cette insatisfaction diffuse, la dernière scène veut redonner chair au visage féminin : Bobby croit voir dans la foule sa fiancée, mais il s’agit d’une hallucination. Au final demeurent deux frères, réunis dans un même plan, qui se proclament un amour réciproque. Mais la voix est sourde, les visages fermés, les regards détournés. Les hommes (le cinéaste) sont dans l’impasse. Noir.

 


14 février 2008