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Critiques

WERCKMEISTER HARMONIES

Béla Tarr

par Gérard Grugeau

À l’instar de la musique souvent associée aux mathématiques et à l’astronomie, le cinéma de Béla Tarr fréquente les territoires du mystère et de l’ineffable. Werckmeister Harmonies recèle sa part énigmatique et ouvre sur tous les délires interprétatifs. Risquons-nous. Dans une première séquence très forte, qui semble programmatique de la fiction et de l’immanence d’un mal à venir, un homme (le facteur Janos Valuska) entreprend de faire mimer le système solaire à une tablée de pauvres hères, cuvant leur alcool dans un sinistre bouge d’une petite ville de la plaine hongroise, engourdie sous le ciel délétère d’un hiver sans fin. À la faveur de ce ballet éthylique, ces « clochards célestes » tournoyants en viennent à reproduire une éclipse totale de soleil, ce moment de dérèglement ultime « où toute lumière s’éteint pour les hommes et où tout semble perdu ». L’obscurité peut alors s’emparer du monde, annonciatrice du chaos et du déchaînement de forces à la fois irrationnelles et, hélas, par trop humaines.

Cet avenir funeste et inévitable prendra ici la forme de l’arrivée d’un cirque, offrant en pâture à une population de « damnés » aux abois cernée par la misère l’étrange spectacle d’une énorme baleine empaillée. Derrière cette attraction dérisoire, un mystérieux personnage de l’ombre : le Prince, faux prophète de son état, qui rêve à de noirs lendemains dans l’incandescence des ruines et qui, aidé objectivement par une femme ambitieuse et manipulatrice (Hanna Schygulla), précipite la petite localité dans l’effroi d’une apocalypse de la destruction et de l’ordre restauré. Pris dans cette tourmente incontrôlable de fin du monde, deux hommes liés par l’amitié et un même rapport à l’éternité marcheront un temps au même pas (séquence éblouissante) avant que leurs chemins ne bifurquent. Ce sont Janos (Lars Rudolph), passeur de la fiction et sorte d’idiot dostoïevskien à l’innocence encore tout enfantine malgré un visage vieilli prématurément, et monsieur Eszter (Peter Fitz), vieil intellectuel reclus et musicologue obsessionnel, s’acharnant à remettre en question les théories d’Andréas Werckmeister qui, en inventant la gamme tempérée basée sur un compromis et un « mensonge », a entraîné le divorce entre la physique et la musique, et bouleversé l’ordre naturel. Dans cette quête d’une unité perdue, qui les amène à se colleter avec une sorte de « connaissance par les gouffres », réside sans doute l’une des clefs de cette partition dévastée et dévastatrice, adaptée du roman de Laszlo Krasznahorkai, La mélancolie de la résistance. Entre harmonie et dissonance, ordre et désordre, visible et invisible, vérité et mensonge, se jouent et se rejouent éternellement l’insondable destinée de l’humanité et du cosmos. Et c’est à ce désastre appréhendé, traversé de fulgurances visionnaires et d’un grand rire sardonique, que nous convie le cinéma radical de Béla Tarr.

Si l’action de Werckmeister Harmonies se déroule à une époque indéterminée, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le livre de Laszlo Krasznahorkai est paru en 1989, au moment de l’effondrement des régimes socialistes à l’Est. Ici d’ailleurs, l’espace d’une brève évocation, les taches créées par le disque de la lune sur le soleil avant « le crépuscule effrayant » de l’éclipse laissent entrevoir de façon presque subliminale la faucille de l’ex-empire soviétique. On peut certes avancer que le récit de Werckmeister Harmonies reflète son temps et se construit sur les cendres de l’utopie communiste tout en semblant redouter l’avènement d’une nouvelle barbarie. Mais le cinéma ambitieux de Béla Tarr déborde et transcende le cadre purement conjoncturel de l’Histoire et du politique. Porteur de sa propre cosmogonie qui embrasse vie humaine et vie universelle, il s’inscrit dans une vision du monde ample et dense, exempte de toute dimension métaphysique, qui semble renvoyer, comme le suggère brillamment l’historien du cinéma hongrois Andrâs Balint Kovacs[1], au mythe de l’éternel retour. Ce mythe développé par les pythagoriciens, repris notamment par Nietzsche, n’est pas sans rappeler aussi Jung et sa théorie des archétypes de l’inconscient collectif. Tout dans l’univers est soumis à la loi de l’éternel retour. Tout est cycle et se traduit pat un renouvellement incessant des êtres et des choses. Tout conspire au cataclysme et à l’effondrement final à partir duquel tout renaît.

homme entouré d'un groupe

Sans doute n’est-ce pas un hasard si l’image de la baleine, liée à l’éternité, se retrouve au cœur de Werckmeister Harmonies. Dans le mythe de Jonas, la baleine est l’arche du déluge et l’entrée de Jonas dans le ventre du cétacé est symbolique d’une période d’obscurité entre deux états, d’une sorte de mort initiatique qui se transformera en renaissance au sortir de ce gouffre de néant. Janos/Jonas, ici, n’en sombrera pas moins dans la folie, alors que monsieur Eszter qui aura cédé au compromis devra composer avec le quotidien d’une ville militarisée et renoncer à sa quête d’absolu (le piano « tempère » sera réaccordé).

Dans le cinéma de Béla Tarr, l’homme prisonnier des cycles infernaux de l’Histoire s’abîme dans l’infinitude du temps. Sa vie est la répétition ininterrompue de gestes et d’actes inaugurés par d’autres. Et ces actes, parfois déclenchés par quelque messie maléfique porteur de fausses utopies, entraînent leur lot d’illusions sanglantes et de « délires neufs qui s’achèvent en servitude » (Cioran). Il faut voir dans Werckmeister Harmonies l’interminable plan sublimement terrifiant où, à l’instigation du Prince, une foule aveugle en colère, à qui la vie a ôté toute dignité, marche sur un hôpital avec l’intention vengeresse de le mettre à sac et d’y humilier plus faible que soi. Seule l’apparition bouleversante d’un homme décharné qui renvoie aux insurgés l’image dérisoire de leur propre finitude, voire celle des horreurs concentrationnaires de l’Histoire, mettra un terme au carnage et amènera un repli silencieux. Lumière et ténèbres, anéantissement et re-devenir : tout est double dans l’univers de Béla Tarr. Tout renvoie à son contraire dans l’immensité d’un temps circulaire où les hommes aux prises avec la dimension tragique de leur existence, meurent de leur vouloir vivre. Tous les films de Béla Tarr co-scénarisés avec Laszlo Krasznahorkai depuis 1987 (Perdition, Sátántangó et Werckmeister Harmonies) véhiculent cette conception d’un monde travaillé par la répétition de ce qui pré-existe et sera éternellement rejoué selon des scénarios plus ou moins différents. Tous baignent dans une même esthétique de la déliquescence du réel et du mensonge généralisé. Comme si l’univers voué à l’entropie et à l’épuisement se diluait inexorablement dans une sorte de malédiction atmosphérique (la pluie, le froid, la grisaille) teintée de misère morale.

Chez Béla Tarr, le temps gonfle, se dilate pour se faire éternel. Le cinéaste sculpte ce temps saturé à coups de longs plans-séquences complexes et magistralement chorégraphiés qui absorbent « la lenteur des matières », installent une sorte de monotonie accablée et angoissante. Pour reprendre la formule de Serge Daney à propos du cinéma de l’ex-« empire immobile » soviétique, on pourrait dire que le cinéma contemplatif de Béla Tarr, qui s’ancre dans le réel (voir entretien) et le matérialisme le plus concrets, « regarde la matière s’accumuler et s’engorger… une géologie d’éléments, d’ordures et de trésors, se faire au ralenti »[2] . D’une plasticité rare, ces blocs de temps réel étirés et fluides (moins de 40 plans ici, pour ne pas casser le réel) s’enchaînent pour créer une totalité organique puissante qui fascine jusqu’à l’hypnose. Dans un même mouvement souterrain qui emporte tout et cristallise, la forme unie à l’esprit réalisent l’osmose parfaite entre les espaces physiques, les paysages intérieurs et les interrogations morales et philosophiques à l’œuvre dans le paysage ambiant. La photographie de Gâbor Medvigy à la fois contrastée et déclinée dans une gamme infinie de gris, de même que la musique parcimonieuse de Vig Mihâly qui nous enveloppe soudainement de la brume élégiaque de ses accents mélancoliques, contribuent à ce « supplément de voir » recherché par le cinéaste pour atteindre le vif de l’âme. En explorateur impitoyable d’une condition humaine absurde, Béla Tarr nous plonge dans une débauche de solitude et de désespérance ontologiques. « Entre le tact et l’enfer », il happe notre regard pour mieux nous livrer au vertige de la lucidité. Pour lui, comme pour le moraliste Cioran, le désespoir semble encore « le plus normal des états, le plus gratifiant ».

[1] The World according to Tarr, Andrâs Balint Kovacs. Édité par Filmunio Hungary, Budapest, 2001, à l’occasion de la rétrospective des films de Béla Tarr à New York.

[2] Gilles Deleuze citant Serge Daney. Préface du Ciné journal (1981-1986) de Serge Daney. Éditions Cahiers du cinéma, 1986.


29 mai 2023