When you’re strange
Tom DiCillo
par Helen Faradji
Fut un temps où tous les espoirs reposaient en partie sur lui. Avec d’autres, Jarmusch (dont il fut le directeur photo sur Stranger than Paradise), Todd Solondz, Todd Haynes, Gregg Araki, il était de ceux qui allaient, pensait-on, révolutionner le cinéma américain, faire de l’indépendance non seulement une promesse de ton, mais aussi un serment esthétique. Des années plus tard, on ne peut pourtant pas dire que Tom DiCillo (Johnny Suede, Living in Oblivion, Delirious) a réellement transformé l’essai.
Fut un temps où son arrivée dans le paysage musical avait eu l’effet d’une bombe. Yeux mi-clos, contorsions de possédé, indolence réveillée par des bouffées de provocations, son allure même respirait la révolution, les carcans à faire exploser, la soif de liberté. Avec d’autres, les Joplin, les Hendrix, les Who, les Stones, il était de ceux qui allaient changer l’Amérique. Des années plus tard, les illusions ont perdu bien des plumes.
Peut-être faut-il chercher dans ces destins « parallèles » la source de la fascination de Tom DiCillo pour Jim Morrison et les Doors, auxquels il consacre son premier documentaire, aujourd’hui disponible en DVD sans sous-titre ni détour par la case «salles montréalaises» (une pratique qui, si on n’y fait pas attention, deviendra bientôt la triste norme ). Une fascination, en tout cas, palpable, suintant presque de chaque image de ce When You’re Strange hypnotique et passionnant construit autour d’images d’archives inédites datant de 1966 à 1971 (dont celles du seul film réalisé par Morrison, un « western » psychédélique planté en plein désert, au symbolisme pataud). À mille lieues de l’enflure spectaculaire que leur dédiait Oliver Stone, les Doors sont ici chouchoutés, choyés, analysés, scrutés dans leur moindre détail. La formation flamenco du guitariste Robby Krieger, celle plus jazz du batteur John Densmore, la pratique inspirée de l’orgue par Ray Manzarek, le charisme chamanique de Morrison, l’iconographie mystique de ce groupe encore hors du temps tout y est en effet disséqué avec soin et intelligence, sur un montage d’extraits ultra-dynamique et un texte travaillé, narré de façon étonnamment atone par Johnny Depp, pour mieux essayer de capter cet air du temps si particulier que le groupe symbolisait.
Car, et c’est là tout l’intérêt du projet, c’est bien en transformant les Doors, et plus particulièrement Morrison, en véritables prophètes, aussi annonciateurs que déclencheurs des profondes mutations qui secouèrent l’Amérique des années 60 et 70, que le film parvient à transcender le simple ouvrage de fan, la bête déclaration d’amour, l’ordinaire document informatif. Tom DiCillo joue à fond le jeu du mythe, faisant de Morrison l’archange botticellien puis de son alter ego pulsionnel et maléfique l’exacte incarnation de la naissance puis de la mort des utopies dont se berça un temps l’Amérique et sa jeunesse. Du Flower Power à l’assassinat de Martin Luther King. De l’illusion du collectif à l’élection de Nixon. Des lendemains qui chantent aux aujourd’hui sans lumière. De la puissance de la jeunesse au retour de l’ordre moral et du conservatisme le plus sévère. Les Doors, ou comment la contre-culture a entrouvert les portes d’un ailleurs plus beau, plus artistique, plus généreux, avant de se les faire violemment refermer sur les doigts
À noter, pour les fans, Tom DiCillo tient régulièrement un blogue où il a notamment commenté l’aventure de la création et de la sortie de ce When You’re Strange
8 juillet 2010