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Critiques

White God

Kornél Mundruczó

par Alexis Geng

On ne va pas exagérer l’attente que le film, déjà sorti sur quelques territoires depuis un moment, pouvait susciter. Mais le White God de Mundruczó Kornél intriguait depuis sa présentation cannoise, il y a presque un an, festival dont il est reparti avec la principale récompense de la section Un Certain Regard. Un film de genre primé à Cannes, signé par un jeune auteur familier de la Croisette qui varie les registres de film en film, voilà qui doit avoir un supplément d’âme. Les quelques images qui avaient filtré, celles d’une ouverture dans une Budapest désertée par ses habitants façon 28 jours plus tard, avaient de quoi allécher, à défaut d’innover. S’ajoutait enfin l’écho assumé au White Dog de Samuel Fuller pour composer une jolie promesse cinématographique. Soit la vengeance d’une meute de chiens « bâtards » dans une Hongrie hélas pas vraiment dystopique* livrée aux affres de la rafle, d’emblée perçue comme une parabole politico-canine du racisme et de l’antisémitisme qui rongent le pays du premier ministre Orbán – même si le propos se veut sans doute un peu plus universel que cela. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, dit-on. Ici, le second niveau de lecture est explicite au point que le premier, celui qu’on regarde plus qu’on ne lit, s’en trouve presque estompé, démonétisé.

White God a eu droit à des jugements plus amènes, en témoigne son prix, lequel paraît toutefois généreux. Son dysfonctionnement est là, dès l’ouverture en forme de prolepse, lorsqu’en même temps qu’une horde de chiens surgit une musique hyperbolique, pas tant gênante en elle-même (la séquence s’y prête bien) que par ce qu’elle annonce : tout ce qui va suivre sera accentué, surligné, sans volonté parodique et tout à fait sérieusement, en particulier côté partition. Si la mise en scène n’est pas exempte de choix discutables (des passages à l’épaule ou séquences d’action moyennement inspirés), on ne peut toutefois nier à Mundruczó ses qualités et son ambition de cinéaste ; mais sans qu’il soit question de la lui reprocher, cette dernière demeure un peu trop visible. Le mélange de réalisme dramatique et de contre-utopie mâtinée de fantastique (des chiens à conscience humaine) tasse le projet dans son schéma plus qu’il ne le concrétise. Dialogues sans relief, rapports humains caricaturaux et situations sans surprise s’étirent sur les deux premiers tiers du film, avant qu’on en vienne enfin à ce pourquoi on est là. Comme si, une fois posé son sujet en or, Mundruczó avait le souffle court et l’inspiration approximative. Comme s’il tentait de faire, avec les moyens du bord, ce que le cinéma de studio américain, entre autres, fait mieux, et même plus subtilement. Il est à ce titre surprenant, pour ne pas dire décevant, de voir le nombre de poncifs qui se voient ici repris sans réinvention, depuis l’éternelle dialectique familiale (père divorcé tâchant de renouer avec sa pré-ado renfrognée) jusqu’aux salauds archétypiques, en passant par la fonction essentiellement utilitaire dévolue aux seconds rôles. Il faut alors se résoudre à regarder avec une certaine distance un objet dont on espérait tant et qui se traîne un peu, en attendant ce qui nous a été promis.

Une fois venue l’heure de la révolte, la mécanique reste grippée, et la montée en gamme erratique. L’horreur n’est pas beaucoup plus aboutie que le mélo, et l’on retrouve ce même problème d’ampleur, d’intensité, de nerf, de tempo. Ce n’est pas que les enjeux soient vains, loin s’en faut, juste qu’ils sont expédiés sans excès de brio. L’atmosphère de couvre-feu ne prend pas plus aux tripes que celle de menace, de violence infligée aux pauvres bêtes et aux « justes » auparavant. Car, faut-il rappeler, au cœur du film évolue cette jeune fille à laquelle on a retiré son brave Hagen, malheureux bâtard des rues transformé en bête féroce à force de brimades, dans un contexte nazifiant qui exalte la pureté de race. Où l’on s’efforce donc de renouer avec ce qui peut faire la richesse, par exemple, du film de zombies à strates de lecture (sociale), en déployant toute l’imagerie de la chasse aux Juifs ou aux Roms – on sait la part qu’occupe le sujet dans l’inconscient hongrois aujourd’hui encore. Avant l’allégorie, le film n’oublie jamais, c’est à son crédit, qu’un animal est un être vivant, et que sa persécution est en elle-même insoutenable et déshumanisante.

Alors Hagen, « dressé pour tuer » par un adepte des combats de chien mais doté d’une sensibilité quasi humaine, filmé avec une alternance de vues subjectives et de plans anthropomorphiques qui peuvent parfois faire sourire, va mener en chef rebelle sa troupe à l’assaut. Outre le fait que White God, puisque son réalisateur fait le courageux pari de filmer des animaux sans recours au numérique, escamote hors champ une bonne part de la violence qu’il met en scène, la vendetta ne génère pas totalement le sentiment de chaos qui amène l’état de siège. Les chiens, nuée pas aussi pléthorique ou terrifiante qu’espérée, pratiquent la vengeance ciblée, ni aveugles ni véritablement enragés ; or, le choix de Mundruczó de leur accorder depuis le départ une conscience aiguisée, voire une morale, aurait aussi bien pu créer le climat de peur primale, et ne permet pas plus de sauvagerie. L’homme est comme Dieu pour le chien, et le chien avili renverse comme l’homme les statues de l’oppresseur. Un par un, les affreux seront croqués, saignés, avec un systématisme là aussi un peu amusant dans son sérieux. Si le film s’achève sur un plan fixe somptueux, venant après quelques jolis angles, tout est déjà joué. Ainsi se rappelle-t-on quand même que les intentions étaient là, politiques, esthétiques et narratives. Quoique. En définitive, ce sont peut-être bien ces dernières qui posent problème.

Car le vrai parangon du film n’est pas White Dog, qui reprenait l’incroyable histoire du « chien blanc » de Jean Seberg et Romain Gary, narrée par ce dernier. Encore moins Les Oiseaux d’Hitchcock, dont White God ne vise pas à reproduire le mystère fondateur. Il semble bien que le vrai parallèle (involontaire ?) doive s’établir avec le prequel de La Planète des singes, sorti en 2011. Une superproduction singulièrement réussie sur le plan de l’émotion, qui se sortait nettement mieux de ses séquences les plus délicates, pour faire oublier à son spectateur qu’il attendait avant tout le grand spectacle de l’évasion. En premier lieu impressionnait le « Non ! » du héros simien César, dont on avait longuement suivi l’éducation, prise de risque bluffante tant la moindre fausse note à cet instant aurait pu ridiculiser le film entier – leçon de gestion des temps forts. Le parcours de Hagen, sorte de César de White God, est traité avec trop peu de finesse pour que son point de bascule atteigne ce degré d’implication émotionnelle, et que son évasion ne se réduise pas ensuite à une sorte d’encierro canin. À la décharge de Mundruczó, il n’était pas servi par une performance capture judicieusement maîtrisée, avec un acteur sous le masque, mais par un duo de chiens… dressés. Et lui n’est, dieu merci, pas bridé par le « syndrome PG-13 ». Reste qu’avec ce précédent, on recroise Hollywood, du meilleur au médiocre. On songe parfois à un fac-similé local de productions US datées pendant White God, lorsqu’une poursuite ou un instant lacrymal se saturent de musique désuète, ou qu’advient un phénomène de « double énonciation pour les nuls » – le reporter TV notant que les chiens se comportent « comme une armée », à la rescousse d’une acmé que les images n’ont pas suffi à rendre électrisante.

La première personne à figurer dans les remerciements du générique est d’ailleurs Nimród Antal (Antal Nimród, donc), cinéaste américano-hongrois de la même génération dont le premier film (Kontroll) avait fait parler de lui à Cannes, toujours dans la section Un Certain Regard, il y a une dizaine d’années. Reparti outre-Atlantique, Antal, devenu buddy de Robert Rodriguez, y a principalement commis deux purges, Blindés et surtout l’abominable Predators : idée de base intéressante, mise en œuvre impardonnable (sans comparaison avec White God). En adoptant certains standards, le festivalier Mundruczó exprime-t-il inconsciemment un désir de Californie ? White God, conte téméraire qui ne se trompe pas d’angle pour aborder le monde contemporain, mérite tout de même mieux que cette mauvaise pensée.

*La taxe de « préférence canine » évoquée par le film n’est pas pure invention.
La bande-annonce de White God


26 mars 2015