Wilcox
Denis Côté
par Samy Benammar
L’image résiste, elle vacille dans le brouillard épais de la pensée de Denis Côté dont le cinéma se veut perpétuelle proposition caractérisée par l’audace. Celle d’aller explorer la périphérie des histoires afin de les dépouiller des tropes narratifs éculés pour proposer des objets qui échappent aux étiquettes classiques (documentaire, fiction, essai expérimental). Wilcox est dans la droite lignée de cette démarche d’exploration des formes et des enjeux du récit. Et, dans ce cas précis, la proposition est celle d’un cinéma sans dialogues ni trame narrative, errance cinématographique qui plonge son spectateur dans une expérience troublante.
Quelques informations textuelles prétendent introduire le film, nous rappelant les parcours d’ermites célèbres dont Wilcox devient l’incarnation tremblante, personnage indéterminé pris entre la réalité documentaire de ces données biographiques et le sentiment persistant qu’aucune vérité n’est en jeu ici, si ce n’est celle du rêve. Quelques indices fabriquent cette silhouette incertaine qui, comme Christopher Thomas Knight, entre par effraction, se réfugie dans des maisons à moitié abandonnées et survit en volant des conserves dans une épicerie. Pourtant son destin est jalonné d’autobus qui forcent le rapprochement avec la mort de Christopher McCandless, ce « héros romantique » que Sean Penn sacralisait avec lourdeur et insistance dans Into the Wild (2007). Peut-être Wilcox a-t-il vu ce film et n’est-il qu’un énième aventurier romantique succombant au fantasme de la fuite. Denis coté refuse la réponse, il laisse son acteur Guillaume Tremblay divaguer devant une caméra obstruée par les filtres. Cette dernière accompagne ainsi le geste de Wilcox, elle devient elle-même le corps en fuite portant en elle les idées d’un cinéma qui déconstruit la convention.
C’est sans doute cette alchimie entre l’image et le contenu qui fait du film une œuvre si singulière. Les plans ne se contentent pas de montrer l’égarement de Wilcox – ses éclats de rire silencieux et ses larmes écrasées sous les vibrations de la piste sonore – ils deviennent eux aussi une présence titubante entre plans rapprochés et longues focales qui observent à distance, suivant le pas du personnage autant que les traces de lumière qui viennent se réfléchir sur la lentille, dédoubler l’image et nous pousser nous aussi à ressentir l’ambivalence de l’errance de Wilcox, entre liberté et désespoir.
Lorsqu’il ferme les yeux, des visions l’envahissent. Elles agissent comme les miroirs déformant de sa trajectoire, lui donnant des indices aussi flous que la surface de la lentille de la caméra. On y aperçoit des gueules cassées, parias eux aussi, dont les figures fissurées sont les marques visibles d’une société dégénérée, de ses excès irréparables produisant des monstres, des renégats, des Wilcox ? Des Denis Côté peut-être aussi, si l’on s’autorise à voir dans ces archives ressurgissant au milieu d’une rêverie, un rapport à l’histoire et au cinéma qui la documente ; plutôt qui refuse de la documenter dans le cas de Wilcox, préférant la laisser décloisonnée, sans explication. Peut-être était-ce plus que les gueules cassées, les prothèses qu’on leur fabriquait auxquels il fallait prêter attention dans cet extrait mais il semble naïf et un peu trop intrépide de penser alors que le cinéma de Denis Coté serait une forme de réhabilitation de ces personnages errants, que l’on rencontre au détour d’une campagne brumeuse et dont les histoires emplissent l’écran de murmures inaudibles.
Mais si l’on ose ici s’éloigner du film et en tirer des interprétations peut être bancales, c’est que Wilcox ne cesse d’inviter le spectateur à accepter cet état hypnagogique, où le film devient une bête informe à l’argile malléable. À nous de remplir ces vides qu’accompagne une bande sonore signée Roger Tellier-Craig dont le minimalisme oscille entre échos macabres et vide d’une nature dont les bruissements couvrent les paroles. Et que dire du montage de Matthew Rankin dont les coupes nettes créent des moments de rupture percutants, brouillant d’autant plus nos repères. En définitive tous ces éléments se reconnectent au sein du film et tissent une toile complexe, portrait d’un homme, d’une société aussi et comme toujours avec Denis coté, d’un cinéma en marge qui assume son parti pris et n’en déroge jamais. Construit plutôt comme suggestion qu’affirmation, Wilcox n’a rien à nous dire, tant à questionner.
Québec 2019 / Ré. et scé. Denis Côté / Ph. François Messier-Rheault / Mont. Matthew Rankin / Conception sonore et mus. Roger Tellier Craig / Int. Guillaume Tremblay / 66 minutes / Dist. Inspiratrice & Commandant
29 novembre 2019