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Critiques

WILD AT HEART

David Lynch

par Ralph Elawani

À l’image de sa réception polarisée à Cannes et de cette Palme d’Or qui lui fut décernée en 1990 sous un galimatias d’applaudissements, de sifflets et de quolibets, Wild at Heart détone dans le corpus lynchien, essentiellement par le frustrant constat que sa nature loufoque et sa violence graphique nous forcent à réfléchir à la question même de l’essence du cinéma de Lynch. En d’autres mots : pourquoi en visionnant cette adaptation du roman Sailor & Lula, de l’Américain Barry Gifford, sommes-nous gagnés par l’incessante impression d’un réalisateur en mode autoparodique ?

On y reconnaît certes l’inquiétante étrangeté et l’excentricité des œuvres précédentes de Lynch, dans des moments comme la scène d’accident en plein désert, « l’automutilation » au rouge à lèvres, ou encore les pitreries de Jingle Dell (Crispin Glover). Mais bien que le film se vautre dans le sillon connu du malaise et la défamiliarisation, il déstabilise par la manière dont l’humour décalé et omniprésent agit comme principal véhicule de cette étrangeté ; une rareté quasi endémique chez le réalisateur.

À cela s’ajoute une accumulation cacophonique d’allusions et de références populaires dont le cinéaste semble gaver le public, forcé d’ingérer les clins d’œil au Wizard of Oz (1939) et à Elvis Presley, sans jamais réellement pouvoir en découdre avec l’axe syntagmatique de cet habillage référentiel – au grand bonheur de Lynch qui avait déclaré en entrevue, que dans ce film, « le tout est plus grand que la somme des parties ».

Comment comprendre que le même Lynch qui avait redonné un second souffle à la carrière de Roy Orbison, grâce à Blue Velvet (sa première œuvre réellement portée par la musique), réalisa avec Wild at Heart une autre fiction teintée de l’esprit des années 1950, mais choisit comme ciment sonore la musique de Powermad, un obscur groupe thrash métal ? Le tout assorti d’un ton rappelant celui des frères Coen dans Raising Arizona (1987).

Si Blue Velvet (1986) tablait sur une réflexion inhérente au corpus lynchéen, voulant que le monde soit un endroit bien étrange, Wild at Heart va plus loin, en ce sens qu’il explore le grotesque de cette proposition, tout en prêtant le flanc, par sa nature même de road movie, à la surenchère d’événements incongrus. L’enchaînement des épisodes et la rapidité que le genre permet servent donc la cause de Lynch, en dépassant l’intimité.

Car disons-le, pour l’une des rares fois dans l’œuvre du réalisateur, l’intimité se porte plutôt bien chez les protagonistes. Le sexe, omniprésent dans le film, n’a jamais valeur pornographique et la relation du couple Sailor/Lula ne souffre ni de la déchéance, ni du masochisme qui affligent la plupart des héroïnes lynchiennes. Le « constat » de l’étrangeté peut donc se déployer hors de l’intimité des protagonistes. Le cadre dans lequel évoluent les deux amoureux est celui du fantasme partagé à ciel ouvert.

À ce titre, Sailor Ripley (Nicolas Cage) incarnerait, comparé à Frank Booth (Dennis Hopper), le « bon » double du maniaque névrosé lynchéen (parfois atteint de troubles dissociatifs de l’identité, comme c’est le cas dans Lost Highway). Libéré de ce poids libidinal et de cette virilité poussée à l’extrême, Sailor trouve néanmoins son contrepoint en la figure énigmatique de Bobby Peru (Willem Dafoe). Un ange noir, dont la dentition catastrophique et la nature vampirisante (voir la célèbre scène avec Lula), renvoie directement au personnage de Marcel (Pierre Clementi), dans Belle de jour, de Luis Buñuel. Le catapultage de sa tête hors de son corps, résultat d’une blessure auto infligée au cours d’une scène d’une rare violence, souligne d’ailleurs la symbolique forte d’un personnage qui n’est que pulsions : une éjaculation sous le signe de la réunion entre Éros et Thanatos. Ainsi, le fantasme prend fin par une déjection poisseuse qui nous ramène pratiquement à l’imaginaire d’Eraserhead (1977).

Wild at Heart s’avère peut-être un film incongru, mais l’exercice est loin d’être malhonnête. Il est le dévolu de Lynch jeté sur un genre, soutenu par un rythme jusque-là absent de sa démarche et d’une bonne partie du cinéma indépendant de l’époque.

 

Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.


26 mars 2025