WILDHOOD
Bretten Hannam
par Céline Gobert
S’attarder sur les ciels rosés crépusculaires, sur les rayons de soleil qui percent les feuilles des arbres, sur l’eau, également, motif itératif tissant la toile émotionnelle du film, n’est jamais un effet de coquetterie de la part de Bretten Hannam. L’artiste mi’kmaq, bispirituel et non-binaire, ancre plutôt avec force ses personnages dans le cadre naturel, tout simplement parce que la relation entre le territoire et l’humain est au centre de son film. Tout droit venu de Nouvelle-Écosse, Wildhood débute ainsi avec une reconnaissance territoriale autochtone, pour tout de suite laisser place à Link (Philip Lewitski), jeune adulte en conflit avec ses racines mi’kmaq. Les premières minutes le montrent en train de se teindre les cheveux en blond, un geste de défiance, si l’on veut, envers cette mère autochtone qui l’a abandonné et dont il ne lui reste que des bribes de souvenirs, des morceaux de rêves réconfortants : lui, bébé, bercé par une présence maternelle bienveillante.
À cette douceur onirique s’oppose la violence du monde des hommes, des représentants de l’autorité masculine : son père, la police. Ce père, surtout, qui lui a caché la vérité sur sa mère, toujours vivante. En furie, Link s’enfuit de la maison. Commence alors pour lui, et son petit frère Travis qui l’accompagne, un road movie symbolisant son voyage intérieur, confectionné dans la pure tradition du récit initiatique. Le mouvement du film épouse ainsi les remous intérieurs de Link. Au début battu par le père et poursuivi par la police, la caméra le filme avec nervosité, toujours au plus près de la peau – traduisant la souffrance provoquée par les coups. Il est fascinant d’observer comment le cinéaste assouplit ensuite sa mise en scène, en fait dès la rencontre avec Pasmay (Joshua Odjick), lui aussi mi’kmaq, et par qui Link est immédiatement attiré. Au contact de la nature, les corps masculins se libèrent doucement. Les deux garçons sont d’abord filmés torses nus, puis se dévêtissent complètement pour une baignade dans un lac, au cœur des paysages canadiens majestueux. La scène finale, magnifique, les libérera complètement : les gestes fluides suggèrent qu’ils acceptent enfin la force spirituelle de leur héritage.
Ce duo de cowboys réinventé, queer et mi’kmaq, vient bien sûr transgresser l’image du duo de cowboys viril, associé à l’idée d’une masculinité forte et assumée. Parce que le héros cherche sa mère, et que l’étincelle de désir charnel naîtra au coin du feu, on pense bien sûr à My Own Private Idaho de Gus Van Sant (1991), auquel le film emprunte surtout le regard empathique et plein de douceur posé sur les personnages. Mais chez Hannam, mêler quête identitaire sexuelle et quête de ses racines prend un autre sens, car c’est la culture autochtone, marquée par la bispiritualité et l’harmonie avec le vivant (humains, animaux, nature) qui propose au personnage d’autres représentations de la masculinité, lesquelles accepteraient leur part de vulnérabilité.
Le jugement négatif du monde extérieur n’est cependant jamais loin. Dans une scène qui se déroule au petit matin, Link s’éveille et voit Pasmay effectuer une danse traditionnelle de pow-wow. Émerveillé, il accepte de le rejoindre. Alors que c’est la première fois que Link ose s’ouvrir et se laisser aller, une remarque innocente mais cruelle de son petit frère Travis viendra briser cet élan, comme un rappel de la présence des « autres », de cette foule invisible qui porte un jugement et menace l’harmonie. Travis sert surtout à symboliser à la fois celui « qu’il faut éduquer » et l’espoir d’un changement de regard. On peut le voir comme l’incarnation de la nouvelle génération, puisque la perte de connexion de Link avec son passé fait écho à celle du pays avec sa propre Histoire. Le Canada commence à peine à libérer les voix des personnes autochtones, à leur donner les moyens de raconter elles-mêmes leurs propres récits. L’apprentissage de mots mi’kmaq sera ainsi pour Travis un passage obligé, un autre lien, une autre façon de se connecter au passé et au territoire.
Bien sûr, comme l’éveil à soi est toujours un éveil à l’autre, on comprend mieux pourquoi Hannam se permet une fin heureuse. Il faut surtout voir dans la satisfaction assouvie d’un désir de retour à la mère, l’espoir qu’une réconciliation avec ses racines autorise finalement une libre circulation de l’amour et du respect. C’est ce qui arrive ici – entre amants, entre frères, entre mère et fils. Espérons qu’il en soit de même entre le Canada et son passé.
25 mars 2022