Winter sleep
Nuri Bilge Ceylan
par Céline Gobert
Juste avant l’apparition à l’écran des lettres blanches du titre, l’homme (Haluk Bilginer) regarde par la fenêtre, tandis que, derrière lui, la caméra approche de son crâne dans un lent travelling. Fondu au noir dans les profondeurs de son âme. Ce beau plan annonce l’ambitieuse décortication des pensées de cet homme à laquelle va s’adonner, durant les trois prochaines heures, le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, palmé d’Or à Cannes en 2014. L’étude de la vie de ce patron d’hôtel bourgeois, ancien acteur reconverti en écrivain, et de ce que Proust (un autre mordu des secrets cachés au fond des hommes) appelait la « grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme », a lieu au cœur d’habitats troglodytes enneigés, en Cappadoce, et fait jaillir du cadre, qu’il soit naturel ou non, cette dure mélancolie propre au cinéma du cinéaste (pensons à Uzak et aux Climats). Cette dernière, sans cesse connectée à la mort, emplit ici l’écran : c’est la beauté d’une sonate de Schubert répétée en boucle, c’est le bruit du vent glacial qui souffle au-dehors, ce sont ces bêtes qui parsèment le récit – chevaux sauvages, chiens morts ou oiseaux immobiles perchés sur de grands arbres dénudés par l’hiver. La poésie triste de Ceylan atteint le sublime lorsqu’elle fusionne les formes et les désespoirs : la séquence finale mêle ainsi le bruit des touches d’ordinateur pressés par un Aydin inspiré et le silence qui écrase son épouse Nihal (Melisa Sozen), les aboiements d’un chien au loin et la douceur de flocons de neige, indifférents, qui tombent doucement du ciel derrière la fenêtre.
Des nouvelles de Tchekhov, dont il s’inspire ici, Ceylan a gardé certaines obsessions : le (non)-sens de l’existence, la lutte des classes, le rapport de l’homme à l’écriture. Le résultat – qui prend forme dans un ballet méthodique, en champs/contre champs, de conversations et d’affrontements – se révèle dense, éminemment profond, intelligent. A l’instar de l’écrivain russe, le cinéaste se fait l’observateur neutre des questionnements existentiels d’êtres écrasés par le temps qui passe, le poids de l’existence, la violence des rapports de force humains. Tout comme Tchekhov, Ceylan est convaincu qu’il ne faut pas juger ses personnages. Ainsi, tout du long, sa caméra immobile fixe ses protagonistes révélant des interrogations pleines d’une cruauté que seul un oeil impartial peut aussi bien faire jaillir: si l’on ne s’oppose pas au mal que nous fait autrui, le force-t-on à se repentir ? Est-il possible de faire preuve de charité lorsque l’on ne partage pas le même sort, la même difficulté que la personne que l’on prétend aider ? Quel est le prix à payer pour être indépendant ? Doit-on forcément défendre une position inconfortable pour sortir de sa zone de confort intellectuel ?
Prononcés par Aydin avant qu’il ne débute l’écriture de son « Histoire du théâtre turc », «pardonne-moi» sont les derniers mots de Winter Sleep. Ils disent cette culpabilité bourgeoise qui hante le film et étreint à la fois l’épouse Nihal et le mari Aydin. La première s’excuse d’être riche par des actes de charité dédiés à l’éducation d’enfants pauvres (la « rédemption d’une femme qui n’a jamais gagné sa vie », selon Nicla – Demet Akbag-, la sœur d’Aydin). Le second s’excuse pour son égo (d’acteur, d’auteur), sa sensibilité à la flatterie, sa condescendance (comme dans l’intense scène du baise-main) ou encore son manque de compassion pour une femme qu’il a emprisonnée dans la seule prison dont on ne peut s’évader – celle du confort financier. Tous deux, malgré leur statut bourgeois, tentent de trouver un sens à leur existence, loin des questions de survie matérielle et des valeurs religieuses qui obsèdent (et qui sauvent de l’ennui) ceux qui sont moins privilégiés qu’eux. Leur lente agonie de riches est passionnante, et révèle le caractère impitoyable de ce qui est insoluble et arbitraire : « Qu’est-ce que j’y peux ? Dans la nature non plus il n’y a pas de justice ! », s’exclame Aydin, ivre, alors même que Nihal offre de l’argent à un locataire alcoolique qui jettera les billets au feu dans une scène très dostoïevskienne. Impossible de se racheter une conscience, impossible de lutter contre ce qui est : celui qui quelques heures plus tôt vomissait entre deux éclats de rire méprisants sur le tapis d’un autre, est le même qui observe, en dieu, les derniers souffles du lapin qu’il vient d’abattre d’un coup de fusil. Toute la férocité du film de Ceylan se retrouve dans ce parallèle entre ces deux animaux, que seule la conscience de soi sépare – vivants, égarés, seuls, et bientôt morts.
La bande-annonce de Winter Sleep
15 janvier 2015