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Critiques

WOMAN OF THE HOUR

Anna Kendrick

par Céline Gobert

Avant de réaliser son premier film inspiré de l’histoire vraie du tueur en série Rodney Alcala (Daniel Zovatto) ayant participé à une émission de rencontres amoureuses, l’actrice Anna Kendrick — connue pour ses rôles assez légers dans Pitch Perfect ou Twilight — avait incarné le rôle-titre dans Alice Darling de Mary Nighy (2022), en plus d’en être l’une des productrices. Ce long métrage racontait la semaine d’une jeune femme au bord d’un lac avec ses deux amies, alors qu’elle était tourmentée par sa relation toxique avec son conjoint contrôlant. Kendrick avait alors confié en entrevue avoir elle-même souffert d’une telle relation abusive avec un homme. L’anecdote en dit long sur la proximité entre l’actrice et ce sujet ainsi que sur ce qui a pu l’intéresser dans le scénario de Woman of the Hour, signé par Ian McDonald ; les parallèles entre elle et le personnage de Sheryl, une actrice qui peine à être prise au sérieux, prisonnière de son image de midinette et subissant des castings humiliants, se font nombreux.

En plus de créer une atmosphère sous tension jouant avec les codes de l’horreur, proche de celle de Nighy (bien que plus poussée), Anna Kendrick amène ici la réflexion sur le sexisme et la violence faite aux femmes à un niveau supérieur, en en exposant la nature complexe et systémique. Les choix de Kendrick sont d’autant plus audacieux qu’elle choisit de détourner des genres cinématographiques, le film de serial killer ou encore plus largement celui du true crime, qui sont le plus souvent centrés sur les personnages masculins, dont le parcours est parfois sensationnalisé, et où les victimes demeurent accessoires. Pour ce faire, la cinéaste ne s’appuie pas seulement sur un récit non linéaire qui navigue entre plusieurs époques et lieux — du Wyoming en 1977 en passant par Hollywood en 1978, New York en 1971, Los Angeles en 1977 ou San Gabriel en 1979 —, mais sur des transitions subtiles (souvent sonores) qui unissent les destins de ces femmes traquées, tuées ou menacées par Alcala. Un genre de cartographie du Mal exercé contre toutes les femmes. Tout au long du film, elle montre ainsi comment se tisse cette géante toile d’araignée qui les capture, la tension grandissante étant rehaussée par une mise en scène précise et de lents travellings qui renforcent cette sensation d’emprisonnement progressif. L’élément majeur permettant au piège de se renfermer est ici mis en évidence : l’impossibilité des femmes de se faire entendre. Sur ce point, le personnage de Laura (Nicolette Robinson), qui tente d’alerter coûte que coûte les autorités sur la présence d’un tueur en la personne de l’homme « numéro 3 » sur le plateau télé, est assez éloquent, puisque personne ne semble la prendre au sérieux (ni son copain, ni le gardien de sécurité, ni la police). C’est donc bien l’aveuglement volontaire de tous qui permet à Alcala de poursuivre ses méfaits à la vue de tout le monde. Évidemment, cette réalité toujours d’actualité renvoie directement à la vague de la libération de parole qu’a générée le mouvement #MeToo.

Jeune femme souriante aux cheveux bouclés

Il est donc logique que le principal moteur du récit soit la reprise de pouvoir des femmes sur leurs oppresseurs. Sur le plateau télévisé, Sheryl refusera ainsi de se contenter de « sourire et d’être sexy » ou encore de lire les questions rédigées par avance pour elle, elle préférera y insuffler sa propre personnalité, son humour piquant et intelligent, s’opposant à l’objectification des femmes à la télévision. Plus tragiquement, il s’agira aussi pour la jeune Amy (Autumn Best), captive d’Alcala, de renverser contre son agresseur la domination dont elle est la victime. Celui-ci est ici photographe — symboliquement en train d’exercer un regard masculin (male gaze) constant sur ses sujets. Avec sa caméra, Kendrick retourne la symbolique contre lui, exposant à de nombreuses reprises ses failles et le montrant comme un petit garçon frustré et mégalo. « I always get the girl », se vante-t-il en coulisses de l’émission. Après tout, cet homme blanc malin et éduqué dispose effectivement du meilleur atout dans sa manche : toute la société le protège. C’est sa réponse bien sentie à la question posée par Sheryl — « What are girls for ? » — qui confirmera en quelque sorte sa propre conscience de son pouvoir, puisqu’il sait exactement quoi dire pour parvenir à ses fins. Le film se joue à plusieurs reprises de fausses contradictions, Kendrick se servant souvent de son aura comique comme d’une arme pour déstabiliser le spectateur par des ruptures de ton tranchées qui ajoutent à la dimension anxiogène générale, ou par le fait qu’elle subisse les agressions masculines tout en les mettant immédiatement à distance par le recours à l’humour noir. Cette coexistence du rire et du pire crée une atmosphère particulière, qui sied au propos acéré.

Il est particulièrement intéressant d’observer la manière dont Kendrick traite largement des dynamiques de pouvoir et de contrôle qui teintent l’ensemble des rapports hommes/femmes à l’écran. La réalisatrice capture avec justesse les microsecondes où l’énergie d’une interaction change, et où, subitement, la peur ou le malaise sortent d’on ne sait où, devenant les fardeaux exclusifs du personnage féminin, qui déploie alors un arsenal de stratégies pour s’en sortir : politesse, évitement, ou pire, renoncement. C’est véritablement par ses choix de mise en scène — on pense particulièrement à une ellipse et à un plan large inoubliables — qu’elle parvient à illustrer avec intelligence la pression ressentie par les femmes de coucher avec un homme (pour éviter l’embarras, ne pas lui faire de peine, etc.), ou encore l’expérience de l’effroi que certains leur font vivre. Deux réalités qui continuent d’être le lot quotidien de nombreuses femmes à travers le monde, ce qui vient confirmer la grande pertinence de ce premier film.


19 octobre 2024