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Critiques

YANNICK

Quentin Dupieux

par Bruno Dequen

Yannick, c’est l’un des deux films que Quentin Dupieux, le cinéaste et musicien qui tourne plus vite que son ombre, a réalisés en 2023. Plus les années passent, plus le barbu français à l’allure nonchalante et à l’humour absurde accélère le rythme et l’efficacité de sa production. De ce point de vue, il est impossible pour les celles et ceux qui connaissent son cinéma de ne pas remarquer l’aboutissement logique que représente ce douzième long métrage. Un petit théâtre de boulevard parisien comme lieu de tournage à la fois restreint et protégé de toute intempérie, quatre interprètes principaux, une quinzaine de seconds rôles et de figurants, quelques accessoires (une table, un ordinateur, une imprimante, un pistolet), une unité de lieu et de temps qui a permis un tournage record en six jours pour 67 min de temps-écran, générique inclus : Yannick est certainement, sur le plan logistique, le plus efficace des films de Dupieux.

Derrière l’apparente économie de sa prémisse, qui observe les conséquences inattendues et rocambolesques de l’interruption d’une mauvaise pièce par un spectateur insatisfait, Yannick confirme également le talent de dialoguiste de cet héritier de Bertrand Blier. Comme son prédécesseur, Dupieux aime jouer avec de multiples détournements ludiques de la langue vernaculaire. Yannick reprend ainsi de nombreuses astuces désormais bien maîtrisées par le cinéaste, telle que la répétition ad nauseam de phrases toutes faites ou de formules. La médiocre pièce de théâtre banalement intitulée Le cocu, que jouent sans réelle conviction mais sur un ton ampoulé les trois acteurs au début du film, synthétise à merveille l’écriture de Dupieux. La courte scène de dispute d’un couple peut en effet se résumer à d’innombrables « Je n’en reviens pas ! » du personnage cocufié qui ne suscitent que des « Ah ben, quand même… » de sa femme libérée. À vrai dire, le réalisateur aurait presque pu se contenter de filmer ce délicieux pastiche de théâtre de boulevard pendant une heure. Mais il aurait possiblement été lui-même sur pilote automatique dans ce cas.

Spectateur debout dans une salle de spectacle

Grâce à l’interruption rapide de la pièce par Yannick, un jeune gardien de stationnement qui se désole d’avoir pris « une journée de congé » et fait « 45 minutes de train et 15 minutes de marche » pour assister à une pièce qui non seulement l’ennuie mais le fait se sentir mal, le film prend une tournure inédite… même pour les adeptes des rebondissements saugrenus de Dupieux. Dans un premier temps, le retournement de situation permet au cinéaste de mettre en scène une double mise en abyme. En exigeant des explications de la part « du responsable » de la pièce, Yannick fait involontairement exploser les conventions pantouflardes d’un certain théâtre supposément divertissant, provocant le malaise ou la colère chez les interprètes et leur public apathique et docile. Mais une telle cible serait tout de même un peu facile si elle ne permettait pas également à Dupieux de mettre en scène son pire cauchemar : ennuyer les gens. À travers les échanges de plus en plus acrimonieux sur la nature même de l’art entre Yannick et Paul Rivière (Pio Marmaï), l’acteur principal de la pièce, c’est bien le cinéaste amateur de comédies pour un public d’initiés qui remet en question l’utilité de son propre cinéma.

Peu à peu, la méthode Dupieux prend alors une autre dimension. Le travail sur les dialogues n’est plus simplement lié à l’exploitation de leur potentiel absurde. Jouant brillamment sur les niveaux de langage, le film s’attarde davantage à leur ancrage social. Maladroit, Yannick tente de se faire comprendre par « les artistes » en complexifiant sa syntaxe naturelle. L’alternance improbable entre formulations alambiquées et présence marquée de mots d’argot que son accent de banlieue ne peut que mettre en évidence devient rapidement la source de moqueries de la part de ses interlocuteurs condescendants… jusqu’à ce qu’un changement dans la balance du pouvoir les incite eux-mêmes à user de leur voix avec précaution. Ainsi, tout au long du film, les mots utilisés n’ont de cesse d’évoluer selon la position de chaque personnage au sein du groupe. Observant d’abord l’impossibilité de dialogue entre les classes sociales, le cinéaste tisse méthodiquement la toile lui permettant de proposer finalement une sorte de fable momentanément réconciliatrice.

« Dans tous mes films, c’est pareil. C’est nulle part et jamais. » Cette phrase de Dupieux a toujours su mettre en contexte son approche du cinéma aussi référentielle que décalée. S’il a également souvent affirmé que ses récits carburant à l’humour noir visent avant tout à divertir, personne n’a jamais été dupe de la mélancolie, pour ne pas dire de la détresse psychologique, dont nombre de ses personnages sont affectés. Derrière le rire, il y a toujours eu une véritable inquiétude existentielle à l’œuvre chez Dupieux. Or, dans Yannick, cette inquiétude n’est plus liée à une angoisse hors du temps et de l’espace. Sublimement ancrée par la performance de Raphaël Quenard dans le rôle-titre, elle est désormais associée à un prénom si générique qu’on n’y porte plus attention, à une ville de province ordinaire (Melun), à une période (les années Macron), à un grand corps sec qui semble involontairement porter le poids du monde sur ses frêles épaules et, surtout, à de grands yeux d’enfant triste qui ne demandent finalement qu’à ne plus être invisibles, ne serait-ce que le temps d’une soirée, d’une pièce, d’un film… Grâce à Yannick, l’un des cinéastes les plus ouvertement apolitiques de France vient de se remettre en question. Et grâce à Yannick, nous assistons à la naissance d’un acteur dont l’expressivité à fleur de peau et la gouaille rappellent inévitablement Patrick Dewaere. En six jours de tournage et 67 minutes de temps-écran, Dupieux vient de donner un visage et une voix à une partie de son pays. L’air de rien, nous sommes désormais loin d’un pneu tueur roulant nulle part et jamais.


3 janvier 2024