YELLOWJACKETS
Ashley Lyle et Bart Nickerson
par Marta Boni
La série s’ouvre sur une course-poursuite au rythme angoissant au cœur d’une forêt hivernale. Le vent siffle à travers les arbres, une jeune femme dont on ne voit pas le visage ne cesse de tomber alors que des bruits d’animaux et des murmures étranges se mêlent à des notes inquiétantes. Alors que la jeune femme s’effondre dans un énorme piège, la caméra s’attarde sur son corps transpercé de pics mais toujours en vie. Des pas approchent : la caméra dévoile une figure mystérieuse affublée d’un manteau en peau d’ours, de chaussures de sport, d’un masque et d’un chandail d’équipe de soccer. À la fin de l’épisode, d’autres jeunes femmes, habillées de fourrures et arborant des couvre-chefs étranges, se réunissent autour d’un feu, dévorant des morceaux de viande braisée.
Alternant sans cesse entre passé et présent, Yellowjackets porte sur le mystère et le traumatisme entourant la survie dans les années 1990 d’une équipe américaine de soccer féminin du secondaire après un écrasement d’avion en plein cœur d’une forêt canadienne. Dès le premier épisode, on comprend que le groupe a probablement dû s’adapter à une nouvelle forme d’existence qui a obligé les jeunes femmes à composer avec des rivalités et à remettre en question leurs liens pour demeurer en vie. Vingt-cinq ans plus tard, dans leur ville natale où les rumeurs et une certaine aura de fascination les entourent toujours, certaines survivantes reçoivent des messages mystérieux qui menacent de révéler ce qui est réellement arrivé à l’époque.
Par ses nombreuses questions laissées sans réponse, la série se rapproche des récits casse-tête. Est-ce qu’il y a un pouvoir surnaturel en jeu ? Qui est la femme qui traîne devant la fenêtre du jeune fils d’une des survivantes ? Que signifie le symbole mystérieux qui apparaît à plusieurs reprises? Yellowjackets est un mélange réussi de dystopie féroce, indirectement inspirée du film Alive (Frank Marshall, 1993), et de drame adolescent, le tout saupoudré d’un hommage rempli d’une nostalgie plutôt jouissive pour les années 1990-2000. Ainsi, la distribution représente même un des attraits principaux de la série : les stars Juliette Lewis et Christina Ricci sont accompagnées par Mélanie Lynskey (révélée par Heavenly Creatures de Peter Jackson) et Tawny Cypress. Adolescentes mémorables du cinéma des années 1990, ces actrices amènent des souvenirs cinéphiles : chacune est liée à un genre particulier, du thriller psychologique à la comédie indépendante et au drame politique, ce qui enrichit la dynamique intertextuelle de la série. Cela dit, c’est l’horreur qui relie le tout.
En effet, le passé est une robinsonnade adolescente dans la lignée de l’ambiance macabre de Sa Majesté des mouches qui inclut des quêtes désespérées dans la nuit, des attaques de loups, des brûlures, des mutilations et des hallucinations dues à la consommation de champignons sauvages. Le présent, encore chargé de ces souvenirs traumatiques, n’est pas non plus avare de meurtres brutaux et de situations morbides, faisant monter le suspense par un imbroglio de situations que la première saison n’éclaircit pas entièrement.
L’écriture possède un rythme rapide, avec des répliques brillantes et sans temps morts, et la mise en scène décrit la brutalité du milieu sans l’embellir, portant une attention particulière aux visages des ados, à l’évolution de leurs gestes et de leurs interactions, qui, peu à peu, rapprochent leurs incarnations passées de leurs versions adultes. À cet égard, un effet étrange de télescopage permet de créer une continuité dans l’intention des actrices adultes et adolescentes. Par exemple, la crédibilité du personnage de Shauna (Sophie Nélisse / Mélanie Lynskey) repose moins sur une véritable ressemblance physique entre les deux comédiennes que sur leur aptitude à incarner une douceur intelligente capable de se transformer en cruauté. De même, la déroutante Misty (Sammi Hanratty / Christina Ricci) est d’autant plus effrayante que ses versions adolescente et adulte, aussi timides et mésadaptées l’une que l’autre, semblent progressivement mues d’un même désir de toute-puissance destructrice.
La prémisse d’un récit survivaliste teinté de mystère (que Lost avait transformé en obsession collective au début des années 2000) est explorée de façon d’autant plus intéressante que la présence du passé permet d’aborder les enjeux sociaux et émotifs de l’adolescence. Le couple à l’origine de l’idée de la série, Ashley Lyle et Bart Nickerson, observe ainsi l’échec de la tentative de bâtir une société idéale à l’abri du monde des adultes. En effet, l’horreur s’inscrit dans un besoin de créer de nouveaux mythes. Le cannibalisme (réel ou fantasmé) y serait donc à la fois solution de dernier recours et pratique rituelle libératoire. En mettant en scène un groupe de jeunes femmes dans une situation si extrême, la série repense les manières convenues de représenter l’adolescence, tout en y intégrant des conventions plus progressistes typiques de la télévision contemporaine (une relation lesbienne, par exemple). Porté par une logique punitive et violente, le récit de Yellowjackets explore, de manière originale, un sujet de plus en plus visible au petit écran : la cruauté féminine (voir aussi Killing Eve qui s’achève en avril 2022) qui laisse peu d’espoir aux ressources communautaires et collectives. En effet, les femmes de cette série ne sont que très rarement les proies d’une menace externe, mais plutôt leurs propres bourreaux et victimes. De ce point de vue, il n’est pas surprenant que tant de séquences du passé insistent sur l’inscription souvent douloureuse des personnages dans un cadre normatif. Le monde « sauvage » pourrait donc représenter la possibilité d’une libération sexuelle, sociale et politique pour ces femmes. L’échec de l’utopie, toujours en filigrane, devient une occasion troublante pour interroger la persistance de cadres qui informent la manière de représenter des adolescentes aujourd’hui.
5 mai 2022