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Critiques

Ying Jia, dépanneur de la Petite-Patrie

par Apolline Caron-Ottavi

On le sait déjà depuis longtemps, le web est une formidable plate-forme de création, propice à des objets nouveaux, hybrides, malléables. Le rapport au temps est modifié, celui au spectateur également. Ce dernier peut désormais manipuler les objets, choisir ce qu’il veut y découvrir, les interrompre, les faire bégayer. En soi, c’est formidable. Mais cette liberté n’est-elle pas parfois un frein ? C’est ce que l’on peut se demander devant une création comme Ying Jia, dépanneur de la petite patrie, l’une des dernières œuvres parues dans la rubrique « Interactif » de l’espace virtuel de l’ONF.

Le projet est louable et intéressant : Judith Lussier, journaliste, et Dominique Lafond, photographe, nous emmènent à la découverte d’une famille chinoise récemment immigrée au Québec et propriétaire d’un dépanneur. Le web offre un nouveau lieu d’expression et de visibilité au reportage photographique, ainsi que de nouvelles possibilités de récit : la série d’images (tantôt gros plans, tantôt plans larges, portraits ou détails) s’égrène au sein de chapitres thématiques (par exemple « la langue » ou « les valeurs »), accompagnée en voix off par les témoignages de la famille, et de temps en temps interrompue par un carton informatif, comprenant des statistiques ou des informations plus générales sur l’immigration. Et pourtant, une fois que cette présentation stylisée d’images à la haute définition chic (sur fond de musique aux connotations chinoises) a fini de défiler, on se demande si l’on a bien tout vu, si on n’a pas loupé quelque chose : un sentiment de manque s’installe, suivi de l’impression d’être un peu passé à côté…

Il y a toujours cette inquiétude sur le web de n’avoir pas exploré toutes les facettes d’un objet. Cette inquiétude est inédite : les autres formes artistiques (une sculpture, une sonate, un tableau ou un film) ont des frontières bien définies ; on peut manquer leurs différentes épaisseurs, strates, degrés, mais l’objet est discernable. Il nous est offert tout entier, et nous interagissons avec ce tout. On peut passer à côté du sens de l’œuvre, mais pas de l’œuvre en elle-même. Les créations web ne s’offrent à nous que si nous découvrons nous-mêmes leurs limites, et nous laissent ainsi toujours ce doute : est-ce moi qui n’ai pas su être « interactif », en amont? Il y a de quoi se sentir un peu seul. Nous avons assimilé que les possibilités du web sont infinies. De fait, il y a plus facilement de quoi être frustré lorsqu’on constate que finalement, elles ne le sont pas, et semblent même exploitées a minima. Ainsi, bien qu’il soit classé dans la rubrique « interactif » du site de l’ONF, Ying Jia ne l’est pas tant que ça. La liberté de l’internaute se résume à quelques clics, le choix d’un chapitre ou celui d’appuyer  sur « pause ».

Mais au-delà de l’aspect informatique de l’interactivité, c’est le travail de la pensée du spectateur, sa façon d’interagir avec l’œuvre, de se l’approprier – c’est-à-dire l’écho nécessaire à toute création pour qu’elle existe – qui se retrouvent un peu brimés. On se demande si une telle forme n’impose finalement pas plus de limites – tant au spectateur qu’au créateur – que celle du film ou encore du reportage journalistique. Aucune forme ne semble en effet pouvoir s’épanouir tout à fait.

Prenons l’« essai photo » dont se réclame l’œoeuvre : le défilement des images, le rythme imposé par le chapitrage et par le montage de la voix off nous empêche de prendre les images pour ce qu’elles sont, de les contempler, d’y voir de plus près. Certes, l’internaute peut faire « pause », mais ne s’y sent pas vraiment invité. Ensuite, le reportage journalistique en tant que tel : ce que nous avons là n’est ni un réel entretien documentaire, ni un texte de réflexion, ni même un article informatif détaillé. Les témoignages ne nous sont communiqués que par bribes, et seules des phrases constatives et succinctes nous parviennent. Le propos des protagonistes semble tronqué, ou bien laissé au hasard. Lorsqu’une immigrante chinoise déclare qu’elle a trouvé difficile son arrivée au Québec, car dans ce pays, « les gens travaillent dur », ce n’est pas un propos anodin. C’est intrigant, contraire à ce que nous pourrions attendre : on aimerait en savoir plus, comprendre pourquoi elle affirme cela. Mais nous n’en saurons rien de plus, et déjà une nouvelle image surgit, une autre phrase.

En offrant une liberté totale, le web soulève le paradoxe d’une forme où tout est possible, mais qui dans le même mouvement se replie sur elle-même. On dirait que les créateurs s’adaptent à une idée de l’objet web, efficace, compact, simplifié. Un objet qui, lointainement, mais sûrement, se rapproche dangereusement du PowerPoint. La réflexion reste en surface, elle n’a pas le temps de s’installer ni de s’étoffer. Le travail des auteurs devient difficile à jauger, car on sent bien que le principe de l’objet web prime sur le contenu, et dicte sa mise en place. Le spectateur peut « naviguer » virtuellement, mais dans le fond il ne le peut pas intellectuellement, et les crédits apparaissent avant même que nous ayons formulé nos propres questions. Espérons qu’une alternative pourra être trouvée à ce risque du web de niveler les créations et de lisser les aspérités du documentaire. Car c’est bien d’œuvres fortes, qui confrontent le spectateur plutôt que de le prendre par la main, et qui questionnent autant qu’elles informent, dont nous avons besoin aujourd’hui – surtout en ces temps où les questions d’immigration et d’intégration résonnent plus fort que jamais.

 


26 avril 2012