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Critiques

YINTAH

Jennifer Wickham, Michael Toledano et Brenda Michell et Brenda Michell

par Jean-Sébastien Houle

En 2019, un mouvement de résistance prend forme à l’intérieur de la communauté wet’suwet’en et se répand à travers le Canada. Son objectif : empêcher la construction d’un pipeline sur ce territoire ancestral autochtone. Mais la résistance de cette communauté se transforme progressivement en mouvement de protestation à l’échelle du pays ; celui de l’opposition au néocolonialisme et au capitalisme sauvage n’ayant que les profits dans sa ligne de mire.

Yintah, réalisé par Jennifer Wickham, Brenda Michell et Michael Toledano, les deux premières étant aussi membres de la communauté wet’suwet’en, retrace ce parcours de résistance s’étant répandu dans les différentes communautés autochtones et au-delà, jusqu’à leur allié·e·s allochtones à travers le Canada. En wet’suwet’en, Yintah signifie territoire, référant à la terre ancestrale chérie et protégée par cette communauté. S’inscrivant dans la veine des films militants et éducatifs inaugurés par Alanis Obomsawin avec, entre autres, Les événements de Restigouche (1984) et Kanehsatake : 270 ans de résistance (1993), le film propose un point de vue de l’intérieur, s’opposant ainsi au discours bien pensant des médias et aux belles paroles du premier ministre Justin Trudeau dont on nous présente des extraits de conférences de presse. Les cinéastes nous amènent à comprendre toute l’ampleur des dommages causés par les politiques de développement économique et à faire la rencontre des personnes qui en subissent quotidiennement les contrecoups.

Yintah offre une hospitalité et une écoute à cette communauté alors que les gouvernements, les médias et la police tentent de la faire taire à tout prix : le film nous donne à voir et à entendre, malgré la violence systémique, la résistance qui traverse les générations. Le film fait dialoguer les époques par le biais de l’utilisation d’images d’archives et la documentation de différents événements vécus par la communauté. Ces archives nous permettent de mettre en perspective la lutte que mène actuellement les Wet’suwet’en. Construit sous forme dialectique, l’œuvre se divise principalement en deux parties. Durant la première heure, nous assistons à une mise en contexte historique. Il y est question des premières unions entre les clans et de l’organisation du territoire, sujets traités par l’animation ; on y présente également la décision Delgamuukw de la Cour suprême du Canada de 1997, qui homologuait la reconnaissance de la souveraineté des Wet’suwet’en ; et des aînés de la communauté racontent leur histoire, ces éléments de contexte nous permettant de comprendre les échos du passé dans la lutte actuelle. La seconde partie présente les balbutiements du projet de Coastal Gas Link, les blocages des Wet’suwet’en, l’injonction de 2018 par la Cour suprême de la Colombie-Britannique autorisant l’entreprise à opérer sur le territoire sans embûches et allant à l’encontre de la décision de 1997. C’est d’ailleurs cette injonction que les employé·e·s de CGL répètent comme des robots déshumanisés dès que les membres de la communauté leur posent des questions concernant leur présence sur le territoire.

femme autochtone entourée de pelles-mécaniques en forêt

On y aborde également en filigrane la question des femmes autochtones disparues et celle de la préservation de la culture traditionnelle de la communauté. Des robes rouges avec le nom des femmes disparues sont accrochées aux arbres près des barricades, tandis que des images d’archives nous montrent des rituels de chasse et de danse servant à communier avec les ancêtres décédé·e·s. Ces éléments ajoutent par ailleurs un aspect spirituel à une lutte qui est de prime abord invisible dans les images médiatiques. On comprend dès lors toute l’ampleur du problème, les paradoxes d’un système dysfonctionnel et la profondeur de cette lutte qui ne se limite pas seulement à la volonté d’empêcher le projet de CGL, mais s’étend à une quête de respect et, par-dessus tout, à un désir de survie. La caméra sur le terrain, parmi les militant·e·s, leur donne la parole, les cinéastes subissant par le fait même la répression qu’ils et elles endurent. Les exemples sont nombreux, mais la séquence durant laquelle la Gendarmerie royale du Canada défonce la porte d’un refuge pour y arrêter les occupant·e·s sous les aboiements des chiens policiers est marquante, tout comme celle durant laquelle un policier fracasse une vitre d’automobile afin d’atteindre la personne qui se cache à l’intérieur. Des premiers pas de la colonisation jusqu’à aujourd’hui, les Wet’suwet’en n’ont cessé de lutter contre les nombreux envahisseurs. Les cinéastes nous montrent que cette résistance est toujours bien vivante aujourd’hui, et ce, malgré les années qui passent et les transformations du colonialisme. Il y a également un aspect poétique à ce documentaire. Les longs plans sur le territoire et sur la beauté naturelle s’opposent ici aux images des pétrolières fumantes et de dévastation. L’industrie y est présentée comme tentaculaire, tentant par tous les moyens d’entrer sur le territoire afin d’en exploiter les ressources avec l’aval du système de justice qui, en fin de compte, n’est que le prolongement législatif d’un système injuste et destructeur.

Les cinéastes suivent deux femmes militantes et mères de famille qui mènent cette résistance : Tsakë ze’ Sleydo’ Molly Wickham et Tsakë ze’ Howilhkat Freda Huson. Loin de l’image du warrior baraqué Brad « Freddy Krueger » Larocque face à un militaire sur la fameuse photographie tirée de la crise d’Oka, Molly et Freda assurent une surveillance constante et bienveillante du territoire et auprès de la communauté qui les écoute et les respecte. Elles réussissent par leurs gestes et leur détermination à rassembler les différents clans du territoire. Elles effectuent également un travail remarquable sur les réseaux sociaux afin d’offrir une courroie de transmission alternative aux médias traditionnels. C’est grâce à ce travail colossal qu’en 2019-2020, de nombreuses actions ont été entreprises à travers le Canada en soutien aux Wet’suwet’en : des routes de transport de marchandises et des chemins de fer ont été bloqués, des bâtiments gouvernementaux ont été occupés, des comptes ont été demandés à répétition au premier ministre Trudeau, etc. Mais rapidement, on se rend à l’évidence que la lutte sera ardue. Derrière la façade gentille et compréhensive de Justin Trudeau, qui assure comprendre les préoccupations des communautés, et celle de l’industrie, qui promet emplois et argent, se cache un système économique violent et dévastateur.

Au fil de ce parcours d’observation, nous rencontrons quelques membres de cette communauté, particulièrement des personnes du troisième âge qui sont loin d’avoir perdu leur vigueur. Leur militantisme s’inscrit non seulement dans l’action directe, comme celui de Dinï ze’ Dtsa’hyl Adam Gagnon qui se réapproprie les camions de la compagnie gazière et qui les sabote, mais aussi de façon spirituelle en faisant appel aux ancêtres et aux personnes décédées à travers les chants, les tambours et les cérémonies. L’ampleur de cette lutte comporte une perspective spirituelle, mais aussi intergénérationnelle, ce qui se dessine au fil de cette résistance physique actuelle dont nous sommes les témoins. Le travail sonore est d’ailleurs très intéressant à cet égard, opposant les sons d’origines naturelles à ceux de la machinerie et aux hélicoptères qui survolent constamment le ciel dans une vaine tentative d’intimidation. La GRC, fidèle à ses habitudes, prétend défendre la justice et l’équité, mais prend systématiquement la défense des intérêts des compagnies. Prétextant la sécurité de toutes et tous, elle démantèle des barricades, procède à des arrestations et intimide constamment les gardien·ne·s du territoire, images à l’appui.

En 2020, avec l’arrivée de la COVID-19, le mouvement qui prenait jusqu’alors de l’ampleur s’est arrêté soudainement. Confiné·e·s pour leur propre sécurité, les militant·e·s sont rentré·e·s chez elles et eux. Coastal Gas Link a alors profité de cette accalmie pour mettre des clôtures en territoire wet’suwe’ten, et donc fortifier son occupation. Le projet a finalement été complété en 2023, dépassant largement ses coûts initiaux de réalisation. Mais au-delà de cette lutte spécifique, le film nous montre que, malgré toutes les tentatives gouvernementales et industrielles pour éteindre les flammes de la résistance au néocolonialisme, il y a toujours des braises ardentes qui ne demandent qu’un petit souffle de vie pour s’embraser à nouveau…


23 août 2024