You Were Never Really Here
Lynne Ramsay
par Céline Gobert
Chez Lynne Ramsay, les personnages principaux dissimulent toujours un secret d’une grande violence, tous confrontés qu’ils sont aux affres du stress post-traumatique. Dans Ratcatcher (1999), un garçon est hanté par une noyade dont il se sent coupable, dans Morvern Callar(2002), une jeune femme se débarrasse sans rien dire du cadavre de son copain avant de s’attribuer l’écriture de son roman, et, dans We Need to Talk about Kevin(2011), une mère est assaillie par les visions de son fils hautement perturbé. Pour son quatrième film, adapté d’un roman de Jonathan Ames et récompensé du Prix du scénario à Cannes en 2017, la cinéaste écossaise poursuit l’exploration de ses thématiques préférées – la violence et la culpabilité – avec le personnage de Joe (Joaquin Phoenix, qui a remporté quant à lui le Prix d’interprétation cannois), assassin au marteau, chargé de retrouver des jeunes filles kidnappées et plongées dans l’enfer de la prostitution.
Pour Ramsay, You Were Never Really Here est l’occasion de déconstruire les codes du film d’action, et plus particulièrement durevenge moviequi prend souvent un malin plaisir à esthétiser et chorégraphier la violence, faisant de la concrétisation de la vengeance le point culminant du récit. Comme le faisaient Chad Stahelski et David Leitch dansJohn Wick, auquel le film fait écho avec un même anti-héros mélancolique et mutique, emmuré dans sa souffrance émotionnelle, Ramsay fait reposer une grande partie de sa structure narrative sur le corps et la gestuelle de l’acteur. Il faut voir ainsi comment, dès le début du film, Joe est déconstruit (on ne voit d’abord que ses mains, ses jambes), reflété dans un miroir, filmé dans la pénombre comme un animal à la sauvagerie refoulée. Point intéressant : les deux références cinématographiques du film (Psychod’Alfred Hitchcock, que la mère de Joe regarde seule avant son arrivée, et Shiningde Stanley Kubrick – quand Joe, agacé par les exigences de sa mère, mime le geste de Nicholson armé d’une hache derrière la porte) renvoient d’ailleurs eux-aussi à deux meurtriers qui ne peuvent soudain plus contenir leur violence latente.
Ramsay dessine les contours de cet homme abîmé par touches impressionnistes, et replace la sensation et l’émotion au centre de l’expérience cinématographique. En l’absence de dialogues (la plupart du temps), c’est le physique de Phoenix qui « dit » le plus : sa manière d’effectuer ses gestes, ses mouvements, ses regards. Le travail sonore ainsi qu’un montage qui joue sur un effet d’imprévisibilité et de cassure traduisent le ressenti de cet ancien soldat traumatisé, hanté par les visions d’une enfance violente. Le geste artistique de Ramsay mêle à la fois une volonté d’épuration (en dire le moins possible) et le désir d’immerger le spectateur, souvent submergé par ce qu’il voit et ce qu’il entend, en mettant en valeur le rapport aux sens, au ressenti. Ainsi, l’atmosphère lourde et étouffante d’un New-York saturé debruits de voitures et de sons urbains traduit l’état d’anxiété généralisée vécue par Joe, toujours à deux doigts de se donner la mort. La musique du compositeur Jonny Greenwood se fait aussi l’écho de la tension qui dévore la psyché du personnage : ça grince, ça pulse, ça gronde, et les sons envoûtent et hypnotisent, à mesure qu’une brutalité extrême menace de déborder de Joe.
Toutefois, il n’y aura pas de mise en spectacle de la violence chez Ramsay. La cinéaste s’y refuse, à l’image de son personnage principal qui n’assume jamais la sauvagerie qui pourtant le submerge. Pour ne pas faire face à celle-ci, Joe sublime ses traumatismes d’enfant et de soldat en tuant pour une noble cause (ici, sauver la fille d’un sénateur) ou encore, il retourne cette violence contre lui-même. Ramsay, pour sa part, maintient le déferlement de cette fureur finale (tant attendue) hors-champ. Elle filme à partir de caméras de surveillance, en noir et blanc, ou avec des choix de mise en scène qui donnent lieu à une séquence saccadée, gorgée de dysharmonies, qu’elle fera se terminer dans les larmes. La figure de l’homme viril, du héros stéréotypé propre au film d’action hollywoodien, est ainsi balayée. Ramsay ramène d’ailleurs toujours son personnage à son statut d’enfant, par des flash-back, mais aussi par des instantanés surprenants : Joe qui fait craquer un bonbon sous ses doigts, Joe qui chantonne une comptine, Joe qui boit un milk-shakeavec une fillette. La fin du film est en tout point sublime car elle débouche sur un nouvel espoir : la rencontre d’un homme-enfant et d’une enfant déjà adulte qui, s’ils n’ont plus nulle part où aller, peuvent aussi aller n’importe où.
29 avril 2018