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Critiques

Ziva Postec : la monteuse derrière le film Shoah

Catherine Hébert

par Carlos Solano

Monter, dit-elle, c’est merveilleux : un raccord, le premier, provoque l’euphorie du lien. Ziva Postec est une femme qui a consacré sa vie au cinéma. Du nouveau film de Catherine Hébert on peut dire qu’il est plusieurs choses à la fois. Il réattribue à Ziva Postec l’importance qu’elle occupe, d’abord, dans l’Histoire du cinéma : il est désormais possible de relativiser la souveraineté artistique que les historiens accordent à des figures majeures comme Resnais, Tati ou Welles puisque le génie de leur œuvre se démontre lié, en partie, aux initiatives stylistiques de Postec, monteuse de certains de leurs films. À plusieurs titres, la rencontre avec Claude Lanzmann fera basculer sa carrière et sa vie : elle deviendra chef monteuse de Shoah, auquel elle consacrera six ans de sa vie. Perçu comme une « mission », qualifié par Postec comme une « descente aux enfers », le montage de Shoah se raisonne dans l’urgence et la patience. Au moment de la sortie du film, la figure de Postec sera renvoyée dans l’ombre, écrasée par l’excessive autorité médiatique de Lanzmann. Il fallait donc la tendresse et l’attention de Catherine Hébert pour resituer, aujourd’hui, le rôle indispensable tenu par Postec dans la création d’un film qui se mesure à l’incommensurable.

Sur fond de cette initiative essentielle, Hébert se charge de documenter, simultanément, le portrait d’un métier trop méconnu. Dévoiler l’image d’une monteuse au travail, entièrement absorbée dans ses actes, relève d’une initiative assez rare au cinéma : le portrait de Danièle Huillet par Pedro Costa dans Où gît votre sourire enfoui ? constitue à ce jour un modèle exemplaire, probablement le plus riche en leçons. Ici, les archives de Postec au travail devant sa grande table de montage, recouverte et noyée par l’accumulation de pellicule, disent au moins deux choses : d’abord que le montage, avant même d’être un travail intellectuel, se rapporte intimement à l’artisanat ; par déduction, et de façon beaucoup plus importante, elles prouvent que Ziva Postec, sans cesse confrontée à la tactilité de la pellicule, pensait l’écriture de l’Histoire avec les mains. Peut-être les moments les plus frappants concernent-t-ils, justement, ces plans où Postec raccorde, accélère, hésite, rassemble et manipule la pellicule qui circule entre ses doigts : le cinéma est ainsi ramené à son caractère essentiel de support, pensé comme « lieu » où s’est imprimée la mémoire d’un peuple.

Shoah, de part sa monumentalité et complexité, se déclare ainsi comme un grand film de montage, dont la stylistique et la force tiennent en grande mesure à Postec. Rémi Besson, historien et spécialiste du film de Lanzmann le confirme en rappelant que Shoah, tel qu’on le connaît aujourd’hui, ne représente que l’infime partie d’un ensemble beaucoup plus vaste et vertigineux ; il prouve, aussi, qu’il est désormais possible de mesurer l’ampleur du travail de Postec en observant, par exemple, les amorces, les bobines et les plus de trois-cent heures d’entretiens non retenus. Mais l’apport crucial de Postec, celui par lequel Shoah parvient à décrire un aspect fondamental de la mémoire de l’extermination, se concrétise par son initiative d’insérer – à titre de trace, souffle ou appui- des lieux de mémoire : les images de ruines, les paysages « tranquilles » prennent toute leur importance, signalent l’absence et décrivent la violence insupportable du vide.

Ziva Postec : la monteuse derrière le film Shoah rappelle ce qu’on ne dira jamais assez fort : que Shoah de Claude Lanzmann est un monument de l’Histoire, un document exceptionnel, unique et sans précédent, d’une ampleur morale seulement atteinte, aujourd’hui, par les plus récentes initiatives de Wang Bing. Plus fondamentalement, davantage qu’un film à propos de la place décisive qu’occupe Shoah dans l’Histoire, Ziva Postec est le portrait d’une femme traversée par la conception de Shoah. Annie Jean, monteuse du documentaire, fait résonner le son des trains avec celui du défilement de la pellicule ; le maillage sonore entre Saint-Cloud et Treblinka, en plus de signifier la présence d’un trauma, sert à raconter la manière dont Postec, ayant perdu ses repères, ne parvient plus à distinguer la vie de la fabrication de Shoah. Car si le montage se déploie sur six ans de travail, ses répercussions se mesurent à l’échelle d’une vie entière. Mémoire familiale et collective se réactualisent à mesure que le projet avance : devant la caméra, Ziva Postec décrit la souffrance de sa mère et raconte la perte symbolique de sa fille. De génération en génération, de la deuxième à la troisième, le projet de Shoah se démontre, ici et au fond, inachevable et douloureux. En ce sens, en plus d’être le portrait d’un film ou d’une monteuse, Ziva Postec : la monteuse derrière le film Shoah se comprend également comme le portrait affectif d’une femme, forte, souriante et débordante de douceur. Rivée sur son visage et ses gestes quotidiens, la démarche d’Hébert est motivée par le souci d’accorder un lieu, un cadre, où Postec puisse, aujourd’hui, raconter son passé et ses déceptions.


1 avril 2019