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Critiques

ZO REKEN

Emanuel Licha

par Robert Daudelin

Haïti vue d’une Toyota Land Cruiser. Ou mieux, Haïti racontée par les Haïtiens. L’idée a l’air toute simple, elle n’en est pas moins ambitieuse, subversive même. Et le résultat est impressionnant. Comment en effet parler d’un pays dont nous avons vu tant d’images aux informations, lu ou entendu tant d’analyses de spécialistes attitrés? Justement, il ne s’agit plus ici de commentaires supposément bien informés, mais du pays décrit de l’intérieur par ceux qui vivent (difficilement) ce quotidien. Aucun expert, que des citoyens parlant de leurs difficultés à survivre et pointant du doigt les responsables d’une situation qui ne fait qu’empirer.

En créole, « zo reken » se traduit littéralement « os de requin ». Depuis quelque temps – disons, depuis le tremblement de terre de 2010 –, « zo reken » est le nom utilisé pour désigner familièrement les Toyota blanches qui sillonnent le pays. Or ces « tout terrain » sont les véhicules attitrés des (trop) nombreuses – il y en aurait plus de mille – organisations non gouvernementales (ONG) qui se sont installées au chevet de ce pays blessé; ce sont  fréquemment les véhicules de la police locale, souvent aussi redoutable que les gangs qui sévissent un peu partout dans le pays, principalement dans les quartiers populaires de Port-au-Prince. La Toyota Land  Cruiser est rapidement devenue le symbole blanc de la présence étrangère, du néocolonialisme et de la richesse blanche : la Toyota qui se fraie un chemin pour se rendre à l’hôpital Espoir a coûté 50 000$; les passants qu’elle évite n’ont souvent que 50 cents par jour pour vivre. Emanuel Licha a très bien compris ce que représentent ces véhicules blancs pour la population, d’où son choix très judicieux d’installer sa caméra dans la Toyota d’une ONG (Médecins sans frontières?) pour y recueillir des témoignages : une travailleuse sociale, une militante féministe, une jeune chômeur, un blessé, victime d’un passage à tabac, qui doit changer d’hôpital.

Astucieusement, le film, en faisant du Land Cruiser un lieu de paroles, de discussions, voire de dénonciations, tempère son lourd profil colonial. Démarche subversive, étant donné la charge symbolique associée à ces véhicules qui hantent le paysage haïtien, elle transforme le film, du compte-rendu – au pire, du reportage – qu’il aurait pu être, en outil de lutte.

Tourné en 2019, au moment du massacre de Piéton-Ville et des soulèvements réclamant la démission de Jovenel Moïse, le film de Licha donne la parole à des gens souvent épuisés, mais toujours d’une lucidité exceptionnelle et capables d’analyse. Rues bloquées, manifestations en tous genres, barricades et jets de pierres, le parcours de la Toyota est une course à obstacles, à l’image de l’histoire douloureuse du pays, un « pays de stress », comme le qualifie un des voyageurs. Le dispositif mis au point par le cinéaste est très simple, mais efficace : jamais nous sentons-nous piégés, au contraire nous sommes impliqués, associés même à ces précieuses conversations. Si la caméra s’échappe à l’occasion – le temps d’un concert nocturne improvisé, le temps d’une complainte en créole dénonçant le sort des démunis – c’est toujours une autre manière de nous associer à la résistance du peuple.

Zo reken propose une lecture critique du rôle des multiples ONG omniprésentes en Haïti qui, pour reprendre les mots d’un des passagers, « fonctionnent comme des industries ». Même Médecins sans frontières n’échappe pas à ce questionnement : les entrepôts français de l’organisation, à Mérignac, avec leur allure de Cotsco ou d’Ikea, viennent ponctuer le film avec une ironie grinçante. Ce que dénoncent les propos des voyageurs de la Toyota, c’est l’idée d’« assistanat », voire « l’infantilisation » de l’état haïtien du fait de la présence abusive de ces aides extérieures qui débarquent, modifient le paysage, et repartent sans assurer de continuité à leurs interventions, aussi bien intentionnées soient-elles. Une question demeure latente dans le discours des cinéastes : ils sont venus de l’extérieur, ont vu la réalité haïtienne et sont repartis. Mais n’est-ce pas là un des défis qui attend tout cinéaste qui veut se solidariser avec un peuple qui lutte…?

Tout n’est pas que tristesse dans Zo reken. Nous ne pouvons qu’être fascinés par la vitalité grouillante de la ville que nous avons le sentiment de connaître un peu, ayant aperçu au passage l’American English School et l’Académie de haute couture, mais surtout la foule qui toujours et partout occupe la rue, la possède pour dire son besoin de justice.

Film ouvertement politique, militant au sens le plus juste du terme, Zo reken parle fort, sans jamais élever le ton, faisant confiance à ceux à qui il donne la parole : son message n’en est que plus convaincant. Et si, à la fin du film, la nuit se referme sur Port-au-Prince avec la musique d’une trompette hésitante, le message de révolte, lui, ne s’est pas endormi.


18 mars 2022