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Entrevues

Abdellatif Kechiche

par Helen Faradji

HUMAIN, TOUJOURS PLUS HUMAIN 

Plus qu’un film, c’est un choc. Un coup que l’on reçoit en plein dans le ventre, qui fait suffoquer. Une plongée en apnée qui vient illustrer le versant sombre d’une œuvre jusqu’ici résolument tournée vers la lumière (L’esquive, La graine et le mulet). Quatrième long-métrage d’Abdellatif Kechiche, Vénus Noire, qui évoque le destin tragique de Saartjie Baartman décédée en 1817, Sud-Africaine aux attributs physiques ayant excité les publics de foire autant que la curiosité scientifique, nous renvoie à la part la plus obscure de notre propre relation aux autres. Entretien avec un sondeur de l’âme humaine.

24 images: Vénus Noire est un film pour le moins troublant. Commençons donc par le plus banal. Quand vous avez découvert cette histoire, qu’est-ce qui vous a donné envie de la raconter? 

Abdellatif Kechiche: Tellement de choses. J’ai d’abord été décontenancé moi aussi par cette histoire. J’avais déjà vaguement entendu parler du personnage, mais quand j’ai lu dans la presse que la diplomatie sud-africaine avait demandé à la France le retour des restes de Saartjie Baartman, je me suis demandé dans quel contexte cela s’était passé. Je savais qu’en 1998, il y avait déjà eu une première demande. Et là, en 2000, il était dit dans la presse qu’il allait y avoir à l’Assemblée Nationale et au Sénat un débat pour faire voter une loi pour la restitution des restes de son corps. Déjà, j’ai été décontenancé. Comment peut-on demander de faire voter une loi pour la restitution de bocaux dans lesquels il y avait un sexe, un cerveau et des os? J’avais trouvé qu’il y avait là un affront fait à ceux qui demandaient la restitution de ce corps et que c’était très humiliant pour la personne elle-même. Je me suis mis l’espace d’un instant à la place de cette femme en me disant que si dans 200 ans, sur ma terre natale, on demande la restitution de mes os, je ne veux pas qu’il y ait un débat là-dessus! Je veux qu’on les remette! Mais là, il y avait cette question : est-ce que le sexe de cette femme était la propriété des musées de France? Ou est-ce qu’il était susceptible d’être enterré sur sa terre natale et qu’on n’en parle plus? Le fait qu’il y ait eu un débat visible, et même une loi, m’a grandement interpellé. Et puis, quand j’ai commencé à faire des recherches sur l’histoire de cette femme, j’ai été saisi d’émotion par un destin aussi dramatique, aussi incroyable. Le destin d’une femme qui a été constamment, durant près de 200 ans, exhibée, humiliée, bafouée. Cette histoire commençait à me perturber, à m’habiter et je me suis rendu à l’évidence qu’il fallait que j’en fasse un film.

24i: Le film est d’abord regard. Celui des spectateurs, des scientifiques, des bourgeois, le vôtre en tant que cinéaste, mais aussi le sien vide, las, terrible à soutenir. Vous semblait-il plus impudique de filmer ce regard que son corps? 

A.K.: On pourrait dire aussi qu’il y a de l’impudeur à faire un film de la vie de cette femme, je ne sais pas. J’ai pensé qu’il fallait raconter cette histoire sans filtre. Je ne me suis donc pas posé la question de la pudeur. Je ne suis pas quelqu’un de pudibond, de toute façon. Cette histoire m’a interpellé en tant qu’homme et donc aussi en tant que cinéaste. Elle m’a bousculé. J’ai pensé qu’il était logique d’en faire un film. Je ne vois pas où est le manque de pudeur, en réalité, à faire un film pour évoquer le destin de cette femme. Il y a peut-être quelque chose qui peut choquer, par contre…

24i: Je ne voulais pas dire que le film était impudique, mais plutôt vous demander s’il avait été plus troublant pour vous de filmer ce regard plutôt que son corps? 

A.K.: Je ne sais pas comment le film est ressenti, mais je sais comment j’ai vécu pendant la réalisation de ce film, et comment je continue à vivre, avec ce personnage. Elle m’a bouleversé, m’a déstabilisé, m’a interpellé. Je suis entré dans une nouvelle interrogation sur moi-même, comme lorsqu’on a un choc, un accident. Quand il y a quelque chose qui ne va plus dans le corps, ça remet en question beaucoup de choses. L’histoire de cette femme m’a bousculé au point de provoquer cette remise en question sur moi-même. Cela m’a obligé peut-être aussi à regarder quelque chose sur moi-même que je n’osais plus regarder. J’ai fait le film dans cet état d’esprit et peut-être que ce qui décontenance, c’est que celui qui l’a réalisé était aussi décontenancé, qu’il s’interroge. C’est tellement facile, et c’est beaucoup arrivé, de l’interpréter comme un film qui dénonce, qui accuse, alors que ça n’était pas du tout ça. Je n’ai aucun discours, aucune conclusion préétablie sur l’homme. Je n’avais ni désir, ni besoin d’incriminer qui que ce soit. Cette absence de discours, d’accusation, de critères préétablis, de conventions dont j’avais besoin pour proposer cette interrogation peut décontenancer. Par ce qu’il raconte, et par la façon dont il le raconte, le film a de quoi déstabiliser, ou rendre mal à l’aise ou même provoquer le rejet. Je n’ai en tout cas pas cherché, ni même voulu, le succès public. Si je l’avais fait, en restant dans les normes, j’aurais sûrement fait pleurer quelques spectateurs et spectatrices. J’ai plus voulu qu’on réfléchisse et qu’on se regarde, en tant qu’individu et en tant qu’appartenant à une communauté. Excusez-moi, je semble moralisateur. Mais je ne l’étais pas en faisant ce film.

24i: Est-ce que c’est cet état d’interrogation qui vous a poussé à cette mise en scène sans filtre, presque blanche?

A.K.: Oui. Pour justement ne pas avoir de parti-pris et rester dans cet état de quelqu’un qui s’interroge, il fallait que je reconstitue pour moi. Pour interroger, il faut mettre les faits devant soi et en prendre note. Un peu comme lorsqu’on reconstitue une scène de crime, pour comprendre, sans interpréter. Je mets en scène les éléments dont je dispose, je demande aux acteurs d’être, et non pas de jouer, les personnages et je mesure, à partir de ce que j’interprète moi-même comme le plus vrai possible, ce qui est possible ou non. Bien sûr, il y a une part de fiction, des besoins d’aérations, mais pour prendre l’exemple des scientifiques, j’avais trois rapports : celui de St-Hilaire, celui de Cuvier et celui de De Blainville. Tous rapportent ce qu’il s’est passé durant les jours où ils ont observé Saartjie. De cette lecture, je peux déduire qu’elle avait tel trait de caractère. Qu’elle ait accepté d’être mesurée, analysée et qu’elle ait dit à un moment « non », on peut en déduire facilement qu’elle avait sa part de pudeur et qu’elle voulait la sauvegarder, malgré la fortune et même la célébrité qu’elle aurait pu en retirer. Avant ces rapports, l’idée de la femme hottentote était une légende rapportée par quelques scientifiques qui avaient voyagé. Une authentification par Cuvier, qui avait l’admiration des rois et des reines, lui aurait apporté la fortune. À partir de tous ces éléments, je m’interroge pour approfondir : qui étaient ces scientifiques, pourquoi a-t-elle refusé d’être protégée, a-t-elle senti qu’on voulait l’utiliser à des fins politiques, y’ avait-il une volonté de sa part de rester digne? Ce qui était certain, c’est qu’elle n’était pas heureuse dans sa condition d’artiste. Je ne donne pas de réponse dans le film, mais je laisse le spectateur, s’il le veut, dans le même état d’interrogation que moi.

24i: Vous parlez d’enquête, de reconstitution. Ce sont des mots qu’on utilise lorsqu’on veut trouver quelque chose… 

A.K.: Oui. Mais ce que moi j’ai pu trouver n’est pas forcément ce que vous allez pouvoir trouver si vous voulez aussi faire ce cheminement. Pour moi, c’est bien sûr une interrogation sur moi-même. À partir du moment où je m’interroge sur l’autre, je m’interroge forcément sur moi-même. En tout cas, c’est comme ça que ce personnage m’a bousculé. Qu’il a provoqué une réflexion sur moi-même en tant qu’homme, que semblable aux autres, sur mes origines, mais aussi sur mon propre parcours, sur ma façon d’être regardé, ou de regarder, sur le montreur que je suis, sur ce qui m’oppresse comme sur ce qui pourrait engendrer à partir de ce je crée de l’oppression. Et il y a aussi la volonté de raconter une histoire qui a existé et de la faire connaître. C’est important de se rappeler du passé, de ce qui a été dit, de ce que nous avons été sans en être coupables. Nous avons la responsabilité de connaître ce passé et de le réfléchir. Parce qu’il éclaire aujourd’hui. Notre passé fait ce que nous sommes. Si on l’occulte, il ne fera que se reproduire. Étrangement, pendant que le film sortait, il y avait tout un discours sur l’identité, qui me faisait très peur, en France. Notamment l’expulsion des Roms. J’avais l’impression que cela était devenu un tabou, l’expulsion d’un peuple. Ça rappelle des choses tellement horribles et douloureuses. Mais l’an dernier, on y est arrivé. Finalement, on peut se demander si la leçon de l’Histoire a été entendue, si le drame a servi, puisqu’on en est arrivé à humilier un peuple au point de lui dire « tu n’es pas le bienvenue ici ». Pas un individu. Tout un peuple. Et très proche de nous en plus.

24i: Le cinéma a-t-il, pour vous une fonction sociale? 

A.K.: Oui, on ne fait pas un film pour amuser. Enfin, si on peut, mais pour ses copains. On fait un film pour qu’il soit vu, réfléchi, analysé et qu’on en tire quelque chose. Qu’il puisse participer à quelque chose d’utile. En fait, je dois dire que je ne me pose plus la question. Je me la suis longtemps posée, mais je n’ai pas trouvé la réponse. Et peut-être que si je me la posais trop aujourd’hui, je me dirais : « mais ça ne sert strictement à rien de faire des films, c’est stupide, j’ai raté ma vie! » Peut-être que je ne peux plus me poser cette question à mon âge (rires)!

24i: Comment avez-vous travaillé avec l’extraordinaire Yahima Torres, une actrice débutante dont vous obtenez une performance inouïe? 

A.K.: Je crois qu’il y a une sympathie innée qui est née entre nous dès qu’on s’est rencontrés. Et je crois qu’elle a eu, elle aussi, une rencontre avec ce personnage et qu’elle s’est sentie, peut-être, un devoir de jouer ce rôle. Je crois qu’elle en a en tout cas ressenti de la fierté. Je ne lui ai pas trop posé de questions, à vrai dire. Comme je ne voulais pas entrer dans l’intimité de Saartje, je ne suis pas non plus entrée dans l’intimité de Yahima. Par contre, ce que j’ai vu en elle, c’est quelqu’un capable de se protéger très vite, dès qu’elle était trop atteinte. Et c’est peut-être par lâcheté, mais ça m’a rassuré sur moi-même aussi. Je savais que s’il y avait en moi une volonté de pousser trop loin, elle saurait se protéger.

24i: Chacun de vos films peut être vu comme une rencontre avec un personnage féminin. Avez-vous le sentiment de faire du cinéma féminin si cela existe?

A.K.: Peut-être que, de par mon parcours, de ce que je suis, les femmes, qui ont été plus oppressées que les hommes, ressentent que c’est un cinéma féminin, ou en tout cas plus humain… Vous savez, le sexisme est très proche du racisme, il y a peut-être quelque chose là.

Propos recueillis par Helen Faradji


8 juillet 2011