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Entrevues

Bertrand Tavernier

par Helen Faradji

DE LA PASSION, ENCORE DE LA PASSION, TOUJOURS DE LA PASSION

Lundi le 25 avril dernier, Bertrand Tavernier fêtait ses 70 ans. En guise de cadeau, c’est lui qui nous offre sa Princesse de Montpensier, adapté d’une nouvelle de Mme de La Fayette et qui, s’il n’échappe pas aux longueurs, aux redites et aux maladresses, notamment d’interprétation (Grégoire Leprince-Ringuet et Gaspard Ulliel semblent ainsi bien peu naturels face à une Mélanie Thierry et un Lambert Wilson impeccables), témoigne d’un tel plaisir à faire du cinéma qu’il enlève l’adhésion. Rencontre avec un cinéaste qui refuse d’être blasé.

24 Images: Dans le dossier de presse de La princesse de Montpensier, vous dites aborder tous vos films, et en particulier celui-ci, comme un premier film. Que voulez-vous dire?

Bertrand Tavernier: Je ne veux pas me reposer sur des trucs qui ont « marché », des plans, des idées de mise en scène ou des situations que je dupliquerais. Je n’ai jamais envie de répéter des choses que j’ai déjà faites dix fois. Jean Cosmos m’a par exemple raconté qu’il avait travaillé une ou deux fois avec des metteurs en scène qui lui disaient « tiens, on pourrait reprendre cette situation que j’ai déjà faite dans deux films et qui a très bien marché ». Moi, je suis le contraire. J’ai envie que tout soit neuf, vierge, que j’ai l’impression que je ne sais rien. Je dois tout découvrir, comme si c’était la première fois.

24i: C’est une démarche très socratique… 

B.T.: Oui! Et je me mets dans des états terribles à cause de ça. Ça me crée de grandes angoisses. Je me dis, « mais je ne saurais jamais tourner cette scène, comment je vais la faire pour essayer d’obtenir une vérité ? » Et finalement, sur le plateau, au milieu d’une répétition, il se passe souvent un déclic. Mais dans l’absolu, j’essaye toujours d’arriver sur le tournage avec un œil complètement neuf.

24i: Je comprends mieux. Parce que vues sa mise en scène, son ambition, La princesse d’un Montpensier n’a vraiment pas l’air d’un premier film !

B.T.: (Rires) Non, en effet! C’est une phrase de dossier de presse, qui indique en fait un état d’esprit. Mais c’est vrai qu’à côté de ça, j’ai une forme de savoir-faire. Je sais par exemple comment choisir un décor ou des extérieurs. Je sais et en même temps, je ne veux pas retourner dans un endroit que j’aurais déjà visité cinquante fois. Je veux à chaque fois que ce soit un peu neuf. Ce côté neuf, je l’ai d’ailleurs en faisant se succéder des films qui n’ont rien à voir. Mon film précédent était un film américain, en Louisiane, en anglais, dont le personnage principal était joué par Tommy Lee Jones. Celui d’avant se passait au Cambodge, sur un couple d’adoptants, avec Jacques Gamblin et Isabelle Carré. À chaque fois, ce sont des défis. Mais je crois qu’ils ont tous quelque chose en commun, c’est d’essayer de comprendre des mondes, des époques, des civilisations, des endroits que je ne connaissais absolument pas et que je veux essayer de découvrir. Une partie du plaisir que j’ai, c’est de me plonger, de m’immerger au milieu d’une époque ou d’un endroit et d’essayer d’absorber tout ce qui en fait le poids, la force, l’émotion, tels qu’ils peuvent être compris par quelqu’un qui n’en voit qu’une toute petite partie. C’est ça le bonheur! Parce que justement, à chaque fois, ça me donne l’impression d’être sur un premier film.

24i: Dès la première scène, une bataille filmée presque avec sensualité, on sent quasiment concrètement votre plaisir à mettre en scène. Est-ce le contre-coup de l’expérience plus difficile qu’avait été le tournage et la sortie de Dans la brume électrique (voir notre texte à ce sujet) ?

B.T.: Peut-être. Encore que l’expérience s’est terminée de façon euphorique. Parce que le montage en France, le mixage aussi, ont été formidables. Et puis, dans l’expérience même, il y a eu toutes sortes de points positifs. J’ai d’ailleurs pris le cadreur de Dans la brume électrique pour faire le cadre de La princesse de Montpensier. Et avec lui, je voulais aller encore dans certaines recherches amorcées dans La brume sur la longueur des plans, les mouvements d’appareil, la manière de filmer les paysages ou plutôt de les intégrer à l’action, de trouver une façon qu’ils fassent partie de la dramaturgie.

24i: Votre mise en scène semble d’ailleurs empreinte d’un grand classicisme. Est-ce comme ça que vous l’avez abordée ?

B.T.: Non, pas du tout. En fait, il y a beaucoup de ruptures de ton qui ne sont pas très classiques, une façon de cadrer qui refuse la composition et qui me semble plus typique d’un cinéma moderne, contemporain, celui de Paul Greengrass ou d’Olivier Assayas, dans cette façon de ne pas se reposer sur la composition à l’intérieur des plans ou de ne pas faire d’exposition, de ne pas expliquer aux spectateurs des choses que les personnages savent déjà, qui appartiennent à la manière classique. Et puis je vois à peu près ce que veut dire cinéma classique, mais en même temps, c’est un terme très large qu’on a accolé à beaucoup de films qui maintenant, nous apparaissent comme très modernes. J’ai envie de répondre, en fait, par une boutade que j’emprunte à Billy Wilder : « je ne sais pas ce que c’est que le cinéma classique, je ne sais pas ce que c’est que le cinéma moderne, je ne sais pas ce que c’est que le vieux cinéma, je ne sais pas ce que c’est que le jeune cinéma. Moi, je ne connais que deux types de films : les films qui sont bons et les films qui commencent à huit heures et quand vous avez l’impression qu’il est minuit, vous regardez votre montre et vous découvrez qu’il est huit heures et quart. »

24i: On ne se trompe jamais quand on cite Billy Wilder! 

B.T.: (Rires) Oui. Mais vous savez, moi, il y a plein de choses que je déteste dans les films classiques, par exemple, dans les films historiques français. Sauf bien sûr ceux de Patrice Chéreau. Mais par exemple, ces films avec Jean Marais où dominent cette façon de montrer de façon explicative, ces décors montrés comme s’il s’agissait de choses extraordinaires alors que pour les gens, à l’époque, c’était tout à fait contemporain, banal… Le volonté que j’ai eu, par exemple, de filmer sans marques sous les pas des acteurs, de garder des plans-séquences très longs, mêmes dans les scènes d’action, ce n’est pas vraiment du cinéma classique où l’on vous dit notamment qu’il ne faut pas que les personnages soient hors-champ. Dans La princesse, il y a de longs moments où les personnages quittent le champ pour réapparaître plus tard, au hasard d’un mouvement d’appareil, comme dans la déclaration d’amour de Chabannes où pendant près de cinquante secondes, on ne le voit plus et on reste uniquement sur Mélanie Thierry. C’est une chose qui ferait horreur à un metteur en scène classique!

24i: Le classicisme me semblait pourtant caractériser le travail sur la lumière qui multiplie les ombres et lumières, au point de ressembler dans certains plans à un tableau de Vermeer. Comment avez-vous travaillé avec votre directeur photo, Bruno de Keyzer ?

B.T.: C’est une vieille amitié, une vieille collaboration. Son premier film en tant que chef opérateur a été Un dimanche à la campagne. Et puis, il a été l’assistant de Sven Nykvist, le chef opérateur de Bergman et de Pascalino de Santis et il a su attraper ce que ces chefs avaient de géniaux. Par exemple, Nykvist était quelqu’un d’incroyablement moderne, mais qui avait intégré toutes les règles du classicisme, ce qui lui permettait des tours de force incroyable comme éclairer en basse lumière, mettre des personnages dans l’ombre, etc. Avec Bruno, on est très vite tombé d’accord sur cette question : comme il me l’avait dit, les trois quart des films historiques sont trop éclairés. Il faut des zones d’ombre! D’autant que ce passage de l’ombre à la lumière est un des thèmes émotionnels du film. Et du coup, je lui ai dit que je voulais plus une photo de film noir qu’une photo de film historique. Sauf évidemment pour les extérieurs où là, il s’agissait plus de leur donner la force que pouvaient avoir les paysages dans certains grands westerns ou récemment chez les frères Coen. Et puis Bruno travaille aussi en étroite collaboration avec ceux qui font les costumes pour que tout puisse ressortir.

24i: Dans toutes les entrevues que vous donnez au sujet de La princesse de Montpensier, l’amour que vous portez à vos acteurs ressort de façon marquée. 

B.T.: Ah oui, je les adore. Il n’y a pas longtemps, j’étais avec Mélanie et Gaspard et on s’éclatait juste à penser aux souvenirs de ce tournage, à la manière dont Mélanie avait appris à monter à cheval ou Gaspard à se battre. Je les ai adorés. Mais vraiment. Par contre, je dois dire que j’ai souvent eu ça avec mes acteurs. Juste avant de vous parler, j’ai eu un coup de téléphone d’Isabelle Carré qui venait de revoir Holy Lola sur Arte. Et elle m’a dit « Bertrand, je voulais vous dire, c’est sans doute le film le plus fort que j’ai fait de ma vie. J’ai pleuré en le revoyant, comme si ce n’était pas moi qui jouait dedans. » Le rapport que j’avais eu avec elle était magnifique aussi. Pour les acteurs de Montpensier, j’en avais certains en tête dès l’écriture, d’autres, je les ai découverts avec des essais ou par accident. C’est d’ailleurs dans les essais que Mélanie Thierry s’est révélée géniale. Et je dois dire qu’elle est sublime. Dans le New York Times, ils ont écrit qu’elle faisait penser à une vibrante et bouillonnante jeune Michelle Pfeiffer! Pas mal, non? Je lui ai envoyé tout de suite un SMS!

24i: Elle dit ce texte pourtant très écrit avec un naturel étonnant.

B.T.: Au début, elle m’a dit qu’elle était très intimidée par le texte. Elle est vraiment formidable. Elle m’a dit « Bertrand, il va falloir que tu m’aides beaucoup, parce que tu sais, je n’ai pas fait d’études. Et je suis comme le personnage, je veux apprendre ». On a beaucoup discuté du texte et elle s’est plongée dedans avec ferveur. Et un jour, elle m’a dit : « dès que j’ai su où il fallait faire des pauses, prendre des respirations, c’est devenu comme de la musique, je n’ai plus eu aucun problème. Il allait dans la bouche ». Et tous les autres acteurs m’ont dit qu’ils avaient aussi été comme porté par le texte. Et Mélanie, en plus de naviguer dans ce texte comme un poisson dans l’eau, arrive à porter le costume de façon incroyable! Jean Renoir faisait toujours cette différence entre les actrices qui sont bien dans les costumes et celles qui ne le sont pas. Par exemple, je pense que les trois quart des actrices américaines à l’heure actuelle ne savent pas porter un costume historique. Elles paraissent immédiatement déguisées. Au contraire des actrices anglaises qui donnent l’impression de pouvoir passer dans toutes les époques! Même chose chez les acteurs. Les seuls qui paraissent y arriver sont ceux qui n’ont pas fait d’écoles de jeu, comme Burt Lancaster. Lui arrive dans Le guépard et il est le plus formidable prince sicilien qu’on puisse imaginer. Alors qu’au départ, c’était un trapéziste de cirque! Mais il faut dire qu’il avait fait beaucoup de western et que souvent, ça aidait les acteurs à se couler dans n’importe quoi ensuite.

24i: Ce qui frappe chez cette Marie de Montpensier, c’est son appétit pour la connaissance, son goût d’apprendre. Y’avait-il là une façon de faire un pied de nez ironique à notre époque où la culture est loin d’être valorisée ?

B.T.: Et ça me désole. Je sais qu’on fait presque plus de propagande pour l’ignorance aujourd’hui. Ça devient presque une valeur. On a un président qui ne sait pas parler français! Je ne peux pas accepter ça ni dans la vie, ni dans les films. Et quand je vois que d’autres pays nous envient ces valeurs! Quand je pense aux femmes afghanes ou algériennes qui se battent pour aller à l’école, pour apprendre à lire et nous pendant ce temps… c’est terrible. Quand je vais dans les écoles pour parler aux mômes, je leur dit souvent « vous savez, on est sur le Titanic, on est en train de couler. La culture, la passion, l’éducation peuvent être des gilets de sauvetage. Si vous ne voulez pas les prendre, ne venez pas ensuite m’emmerder en cherchant du boulot. » Ce personnage de Marie, j’aime beaucoup qu’il soit comme ça. Elle a un vrai appétit, de par sa jeunesse. Elle a une soif d’amour, physique aussi, elle a envie d’apprendre, de savoir danser, de se cultiver, si elle va être damnée ou non, où est le péché. Elle veut!

24i: Y voyez-vous d’autres résonances contemporaines ? 

B.T.: Quand je montre le film, en général beaucoup de spectateurs y voient des échos modernes. Par exemple, le thème des guerres de religion, l’intolérance. Ca fait encore la une de tous nos journaux, continuellement. La question du droit des femmes, de leur traitement et de leur éducation est aussi encore un sujet de préoccupation. Je ne crois pas que grand chose soit démodé dans ce film. Peut-être que les nuits de noces ne se passent plus de la même façon (rires), mais par contre, les mariages arrangés, eux, n’ont pas disparu. Un professeur de banlieue m’a dit après une projection : « J’ai au moins 12 élèves comme Marie dans ma classe. Je ne vois pas du tout le film comme un film historique ».

24i: Est-ce cette modernité qui vous a frappé en découvrant le texte de Mme de La Fayette ?

B.T.: En le lisant, j’ai vu que les sentiments pouvaient être modernes, mais j’ai découvert cette modernité thématique de plus en plus quand je me plongeais dans l’époque et en fréquentant ces personnages. Guise, ça pourrait être un loubard de banlieue. Marie, elle, n’a finalement pas beaucoup plus de droits qu’une fille de 16 ans dans une famille turque fondamentaliste ou américaine du Tea Party qui pense que l’avortement provoque le réchauffement climatique… C’en est à se dire que les gens avaient plus de maturité et de connaissances à l’époque de mon film que maintenant.

24i: L’indignation fait-elle partie de vos moteurs? 

B.T.: Non, la passion. La plupart des films que j’ai faits, c’était parce que j’étais passionnément pour les personnages. L’indignation, ça peut stimuler sur une ou deux scènes ou quand on vous demande une petite déclaration politique. Mais pour construire une œuvre, je pense que l’amour, la passion aident beaucoup plus. Mon film, je crois, défend passionnément tous les personnages, il essaye de les comprendre. Tous. Évidemment, la société dans laquelle on vit nous partage entre le fou rire, l’indignation, la résignation. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux partir faire une retraite devant ce festival de faux-culs, on se le demande? Mais on continue. Et puis on tombe sur un sujet qui fait chaud au cœur, des gens qui se rebellent en Tunisie, qui font tomber un régime, qui se battent, se révoltent comme en Lybie ou en Égypte. Il ne faut pas être cynique, surtout pas. Le cynisme et le découragement, c’est ce qu’il y a de pire. Ce sont des armes qu’on donne aux ennemis de la démocratie.

Propos recueillis par Helen Faradji


8 juillet 2013