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Entrevues

Chère Audrey, cher Martin – Entretien avec Martin Duckworth

par Lise Gagnon

Martin Duckworth, immense artiste du documentaire, a parcouru le monde, a été directeur photo pour une centaine de films et en a réalisé plus de trente. Engagé, il a documenté les horreurs de la guerre au Vietnam, au Cambodge, au Japon et en Afghanistan. En 2015, il reçoit le prestigieux Prix Albert-Tessier qui souligne sa contribution exceptionnelle au cinéma québécois. Son ami Jeremiah Hayes – qui aurait pu faire son portrait en mettant en lumière un parcours cinématographique hors du commun – choisit, dans le film Chère Audrey, de poser plutôt son regard sur l’amour que Martin porte à sa compagne Audrey, atteinte à ce moment de la maladie d’Alzheimer.

Parce que Jeremiah est leur ami, et peut-être parce que la caméra a toujours fait partie de leur vie – Audrey Shirmer était une photographe engagée qui a aussi coréalisé plusieurs films avec Martin – la caméra n’est jamais un obstacle, une entité extérieure à tout ce qui se vit ici. Et cela crée un film absolument magnifique.

 « Mon amour pour Audrey s’est intensifié tout au long de sa maladie », dit Martin Duckworth au début de Chère Audrey. J’ai voulu comprendre – d’où cette rencontre. Merci, cher Martin, d’avoir eu la douceur de m’accueillir dans votre maison pleine de vie et de mémoires.

Racontez-moi la naissance du film.

Jeremiah et moi sommes de vieux amis. Et Jeremiah voulait faire un film sur la maladie d’Audrey, sur la façon dont on gère le quotidien avec une personne qui souffre d’Alzheimer. J’ai refusé au début – je me disais qu’il y avait des sujets beaucoup plus importants que celui-là. Mais il a apporté sa caméra un jour où je jouais du piano pour Audrey, il m’a demandé la permission de filmer ce moment, et c’est comme ça que ça a commencé.

J’ai passé 50 ans de ma vie comme cameraman, alors c’était inhabituel d’être devant plutôt que derrière une caméra – mais parce que Jeremiah est l’un de mes meilleurs amis, parce qu’il fait partie de nos proches, cette expérience n’était pas du tout extérieure à ma vie quotidienne. C’était même agréable. Je n’avais pas le sentiment d’être un acteur, j’étais seulement un ami de Jeremiah. Il était là, à un moment spécial dans ma vie. C’est seulement quand le film est sorti que j’ai fait l’expérience d’être le sujet d’un film.

Le lancement du film s’est tenu au Cinéma du Musée, quelques années après la mort d’Audrey. Je n’avais pu faire de vrais arrangements funéraires pour Audrey à cause de la COVID, alors le lancement est devenu un mémorial pour Audrey. La salle était pleine de nos amis communs – de toutes les personnes que j’aurais invitées à ses funérailles. Ça a été très agréable de célébrer Audrey avec tous nos amis.

Ensuite, lors des projections suivantes, ça a été plus facile d’accepter le fait d’être le sujet d’un film, et de participer aux discussions après les projections, parce que le film agit un peu comme une thérapie collective.

Avez-vous été impliqué dans le montage?

Indirectement. Jeremiah m’a invité à visionner le premier montage, j’ai fait des commentaires, j’ai bien aimé. Mon seul véritable désaccord est qu’il ne touche pas du tout aux films qu’on a faits ensemble, Audrey et moi, pendant 40 ans, comme coréalisateurs. C’est ma seule critique du film.

Bien que Jeremiah désirait se pencher sur la maladie, c’est un film sur l’amour plus encore que sur la maladie, non?

Oui, et ça ne me surprend pas, car l’amour est le seul traitement possible pour cette maladie. Il n’y a pas d’autre traitement possible.

Audrey ne se plaignait pas de sa maladie, elle l’a acceptée comme sa destinée, alors ça a été plus facile pour moi, sa famille, ses amis, de partager son expérience avec elle. Elle était très calme. Plusieurs personnes disaient qu’elle était une sainte. Elle en avait la grâce, la bonne humeur. Elle avait confiance en tout le monde, elle était une vraie humaniste. Pendant les 47 ans qu’on a passés ensemble, il n’y eut seulement que deux, trois personnes en qui elle n’avait pas confiance. Elle était complètement ouverte, quelles que soient les tendances religieuses, sexuelles, politiques, morales des personnes. Je crois que c’était sa nature biologique plus encore que politique.

Moi je n’ai jamais accepté la maladie. J’ai été forcé de l’accepter. C’était très difficile, vraiment pénible de la voir disparaître, de la voir devenir un fantôme de la personne qu’elle était. C’était très dur. La douleur n’aide pas à l’acceptation de la maladie. Au contraire, la douleur nous place dans un état où l’on est incapable d’accepter la destinée.

Mais Audrey était une personne extraordinaire. Je rêve d’Audrey tout le temps.  J’ai appris autant d’elle pendant sa maladie que j’ai appris pendant les années précédant celle-ci. Et puis, j’ai eu le support moral de mes enfants. Sa maladie est devenue une expérience enrichissante pour nous.

3 personnes dans un couloir d'hôpital

Dominique Sicotte, une amie qui est monteuse au cinéma et qui a eu le bonheur de monter quelques-uns de vos films, me disait que l’art faisait complètement partie de votre vie, qu’il n’y avait pas de séparation chez vous entre le travail, la vie, et l’art.  Qu’en est-il aujourd’hui?

Depuis que j’ai quitté la réalisation, la musique a pris la place du cinéma. J’écoute beaucoup de musique. J’ai un grand piano à l’avant, j’invite souvent de jeunes pianistes à jouer pour moi et mes amis entre mai et septembre. J’ouvre la fenêtre, les amis se rassemblent sur le balcon et dans la salle de piano pour écouter mes jeunes amis qui donnent des concerts. C’est l’une des façons dont l’art continue de jouer un rôle central dans ma vie. En ce moment, je noue une amitié avec Élisabeth Pion, une jeune pianiste qui joue très bien Rachmaninov.

J’ai aussi dans mes bibliothèques des centaines de livres que j’ai collectionnés pendant les 80 ans de ma vie, des livres que je n’ai jamais eu le temps de lire. Aujourd’hui, je prends le temps. Je viens de finir Le docteur Jivago, un livre très poétique, qui était dans ma bibliothèque depuis 50 ans. J’ai lu Les frères Karamazov, un de mes romans préférés, je vais bientôt lire Crime et châtiment.

Dominique me disait aussi que plusieurs femmes cinéastes aimaient travailler avec vous, car peu d’hommes de votre génération collaboraient avec elles avec autant de respect pour leur travail. Qu’en pensez-vous?

Mon respect pour la créativité des femmes vient de mes deux parents.  Ma mère était un mélange exceptionnel d’amour pour les êtres humains, de conscience politique et d’activisme.  Mon père, directeur et secrétaire général directeur des YMCA de Notre-Dame-de-Grâce et d’Halifax, l’a soutenue à 100% quand elle a décidé de mettre ses talents au service d’organisations communautaires dédiées aux changements sociaux.  Sa carrière comme féministe-pacifiste-activiste a culminé avec la présidence de la Canadian Voice of Women for Peace, un groupe féministe très actif pendant la guerre au Vietnam.

Quel impact a eu Audrey sur votre implication sociale?

Audrey venait d’une famille de communistes. Ses parents étaient très impliqués dans le mouvement ouvrier, ils ont œuvré à la création de syndicats dans les années 1930 et 1940, ils étaient idéalistes, ils ont cru dans le socialisme, ils étaient démocrates et épris de justice. Ils ont quitté le communisme en 1956, avec le dévoilement des rapports sur les exécutions commandées par Staline, mais ils ont gardé leurs idéaux. Mes parents étaient des membres du parti social-démocrate, j’ai aussi hérité de l’idéal socialiste de mes parents. Avant de rencontrer Audrey, je faisais du cinéma sans réelle conscience politique. Audrey me disait que, si l’on voulait vraiment voir arriver l’idéal du socialisme, il fallait être actif. C’est à ce moment que j’ai réalisé des films plus engagés et politiques.

Dans le film, votre parole est profondément authentique. C’est rare, presque unique.

Je n’étais pas honnête pour la caméra, mais pour Jeremiah. C’est un ami. On parle comme ça avec des amis.

Aussi, dans mes documentaires, j’allais chercher la collaboration avec le sujet. Il faut absolument devenir un ami proche du sujet, parce qu’autrement c’est un film d’exploitation. Un bon documentaire, c’est quand tous les participants sont d’accord avec le but et le traitement du film. On collabore non seulement pendant le tournage mais pendant le montage aussi.

Dans le film, on vous voit courir, prendre soin d’Audrey, jouer avec les enfants, tirer une chaloupe à travers les branches, ramer sur le grand lac. Vous êtes très protecteur d’Audrey, et votre vitalité est étonnante.

La santé physique me plaît beaucoup. J’ai été un athlète toute ma vie. J’étais un coureur compétitif pendant ma jeunesse, j’ai participé à des compétitions de longue distance, et j’ai continué à faire ça toute ma vie. Je courais chaque jour jusqu’à l’an passé où je suis tombé et me suis blessé à l’épaule. J’ai toujours trouvé un grand plaisir dans les activités physiques. Autant que dans la musique.

Mais je dois dire qu’Audrey m’a protégé autant que je l’ai protégée. Elle m’a indiqué comment accepter le destin physique et spirituel. Je crois que j’ai reçu plus d’elle qu’elle n’a reçu de moi.

homme assis au piano avec une femme derrière lui

Dans le film et dans votre vie, vos enfants tiennent une grande place : le film montre des extraits de votre film sur vos jumelles, Jacqueline y est très présente, et le repas d’anniversaire pour votre fils Nicholas, qui réunit toute votre famille, est un moment d’une grande émotion.

Les enfants sont aussi importants que l’amour et que la profession. Certains passent leur vie sans enfant, je ne comprends pas comment c’est possible. Les enfants sont les plus grands plaisirs, les plus grands espoirs de la vie. Je suis très chanceux qu’Audrey soit devenue ma femme et que nous ayons eu des enfants ensemble.

Ce n’était pas planifié d’avoir tous ces enfants. Chaque naissance est arrivée comme un miracle. Un moment inattendu. J’adore les enfants, et ça a aussi joué dans mon amour des femmes (ndlr : Martin Duckworth s’est marié trois fois).

Un mystérieux et très beau moment du film a pour objet la vision du grand arbre qui vous est apparue quand vous avez émergé d’un coma de dix jours, après un grave accident. Cette vision vous accompagne-t-elle toujours?

J’y pense toujours, ah oui. J’ai été vraiment chanceux d’avoir deux vies : une vie avant l’accident, et une vie après. D’avoir une deuxième chance m’a beaucoup inspiré. Ça m’a incité à vivre une vie pleine, la plus pleine possible, avec l’amour, les enfants, la création. Avec la passion de tous les arts.

J’ai encore cette image d’un arbre qui emplit l’univers : ma vie, c’est un arbre dont les branches se mêlent aux galaxies, à tous les êtres humains, à tous les arts, à toutes les grandes œuvres musicales. Tous les enfants sont dans cet arbre.

Une telle vision s’exprime rarement, mais elle survient parfois dans la musique. Cette image m’apparaît chaque fois que j’entends les 2e et 3e concertos de Rachmaninov.

La plus grande force d’Audrey, dites-vous, c’était l’amour des gens. Mais ça semble aussi important dans votre vie que dans celle d’Audrey, non?

Oui. J’éprouve beaucoup d’amour pour les Palestiniens ces jours-ci. Et pour les réfugiés au Congo, au Soudan, au Yémen. Je pense tout le temps à ces réfugiés. C’est horrible, comment le monde traite les gens sans pouvoir politique. Ça me fait regretter de ne plus faire de cinéma. Mais je n’ai pas l’énergie physique nécessaire pour partir. Si j’avais 80 ans, je chercherais un producteur qui pourrait m’envoyer dans un de ces quatre pays.

Chère Audrey est un film sur vous, vos amours, votre parcours.  Il reste encore un film à faire sur Audrey.

Ah oui, je suis d’accord. Mais je n’ai pas l’énergie pour le faire. Faire un film demande une énergie non seulement physique, mais aussi intellectuelle. Il faut se dévouer complètement à la création d’un film. Faire un film impliquerait de ne me concentrer que sur une seule branche de mon arbre. Aujourd’hui, je tente d’escalader toutes ses branches.

 

C’est ici que l’entrevue a pris fin. Nous avons quitté la cuisine où Martin Duckworth s’était installé pour voir – comme tous les matins – les oiseaux s’alimenter à la mangeoire dans la cour. Nous avons regardé ensemble les innombrables dessins et peintures qui ornent les murs de la maison, dont beaucoup de dessins de Jacqueline. Puis il m’a dit qu’il écrivait maintenant son journal. Pour ses enfants, et petits-enfants.

Et j’ai pensé que l’amour entier et bouleversant de Martin pour Audrey était à l’image de son engagement au monde. Alors j’espère que ce journal, destiné à ses enfants, sera partagé à tous et toutes, car la littérature de l’intime est aussi – parfois – un geste politique.


11 janvier 2024