Cinéma No Wave: entretien avec Weasel Water et Bob Bert
par Ralph Elawani
Dans le numéro 188 de 24 images, Ralph Elawani se penche sur une niche peu fréquentée : le cinéma No Wave new-yorkais de la fin des années 1970 et du début 1980. Une scène bigarrée d’où ont émergé certaines productions désormais cultes, comme Downtown 81 et Wild Style, mais aussi des noms comme Jim Jarmusch, Vincent Gallo, Sara Driver, Richard Kern, Susan Seidelman et Steve Buscemi. En complément de cet article intitulé « Experimental, Trash, Jet Set & No Star », nous publions ici un échange entre Ralph Elawani et le musicien et peintre Bob Bert, ancien batteur des formations Pussy Galore et Sonic Youth, et Weasel Walter, expert du mouvement No Wave, fondateur de l’étiquette ugEXPLODE et musicien, entre autres collaborateur de Lydia Lunch et ancien membre de Flying Luttenbacher et de Lake of Dracula.
Image d’en-tête : Photo promo de Lydia Lunch’s Retrovirus : Lydia Lunch, Weasel Walter, Tim Dahl. Bob Bert Crédit: Retrovirus
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Plusieurs personnes attribuent la paternité du terme « No Wave Cinema » à J. Hoberman, en raison de son article dans le Village Voice « No Wavelength: The Para-Punk Underground », publié en mai 1979. Hoberman faisait alors référence à la « New York New Wave film scene » et à une parenté entre une cohorte de cinéastes (Scott B & Beth B, Eric Mitchell, Amos Poe, Vivienne Dick, etc.) travaillant surtout en super-8, et quelques groupes associés aux concerts « No Wave » d’un certain festival s’étant déroulé au Artists Space en 1978. Que pensez-vous de ce terme et de ses origines?
Weasel Walter: Le terme « No Wave Cinema » était évidemment un prolongement de la scène musicale No Wave. Si l’on s’en tient à l’idée que c’est [le journaliste] Roy Trakin qui a utilisé pour la première fois le mot « No Wave » dans une critique qu’il a signée pour le compte du New York Rocker [voir à ce titre : Trakin, Roy, « Nobody Waved Goodbye : Bands at Artists Space », New York Rocker, juillet/août 1978] et dans laquelle il se foutait de la gueule de la « New Wave », la même idée s’applique donc aussi au cinéma. Les individus qui tournaient ces films faisaient partie des mêmes cercles sociaux et montraient souvent leurs films dans les mêmes lieux où les groupes No Wave se produisaient. Disons qu’à ce moment-là, pour une raison ou une autre, ce type de marketing [de genre musical] avait un certain intérêt, bien que ça semblait provenir plus de la presse et que des artistes eux-mêmes.
Initialement, les artistes No Wave semblaient faire de l’art sans l’appui du monde des arts; en parallèle de celui-ci, si l’on peut dire. Dans son article, J. Hoberman cite un cinéaste (sans le nommer) qui affirme : « Je veux faire des films que les gens vont voir et qui ne seront pas coincés dans quelques salles de cinéma de répertoire […] je veux qu’ils soient vus dans des ciné-parcs, des salles de spectacle, en prison et à la télévision. » En réalité, quels sont les endroits où ces films étaient présentés? Quels ont été quelques-uns des premiers que vous avez pu voir, personnellement?
WW: Le cinéma No Wave n’a pas tardé à s’intégrer au monde des arts. Les productions étaient répertoriées dans les guides de films peu après leur production et elles étaient couvertes par la presse locale. Ces films ont surtout été présentés dans des clubs rock comme le Max’s Kansas City, ainsi que dans des espaces comme le New Cinema. La publicité et la reconnaissance sont généralement basées sur un lourd népotisme, alors je suppose que le temps et le lieu étaient alors favorables à tout cela. Personnellement, je me suis intéressé à ces films dans le prolongement de ma passion pour cette scène musicale, notamment en lisant au sujet de ceux-ci dans des livres comme Midnight Movies, de J. Hoberman. Il n’était évidemment pas facile de les visionner à la fin des années 1980. Néanmoins, Facets Video, à Chicago [où Weasel Walter demeurait alors], avait des copies de certains films, comme Rome 78, de James Nare. Ils étaient donc disponibles, mais il fallait creuser un peu pour les trouver.
Bob Bert: Les premières projections de films [underground] soi-disant No Wave – mis à part des projections de Warhol et John Waters – se sont déroulées au Max’s Kansas City. Je me souviens avoir vu They Eat Scum, de Nick Zodiac (qui à l’époque n’avait pas encore adopté le pseudonyme de Nick Zedd). J’ai également vu Black Box et The Offenders, du duo Beth B & Scott B. À peu près à la même époque, à d’autres endroits, je suis tombé sur les films de Vivienne Dick. Le Rome 78, de James Nare, a suivi, quelque temps plus tard.
Il semble y avoir deux périodes au cinéma No Wave: la première s’étendrait de 1978 à 1982 ou 1983, et la deuxième de 1985 à la fin de la décennie. À quoi ce schisme – qui a permis au « Cinema of Transgression » d’émerger – est-il dû? La conjoncture a-t-elle à voir avec le succès rencontré par Jarmusch, Driver, Seidelman et compagnie autour de 1984 et 1985?
BB: « Cinema of Transgression » est un terme utilisé par Nick Zedd pour essayer de consolider une scène. Je ne pense pas que Richard Kern ou Tommy Turner étaient particulièrement ravis d’être inclus dans celle-ci, mais il faudrait leur demander. Je pense que la seconde période a évolué à partir de la première. Les films No Wave des années 1970 avaient davantage un caractère politique et/ou artistique, alors que ceux des années 1980 étaient plus axés sur le sexe, la drogue et le gore. Néanmoins, si l’on veut cerner un élément commun, je dirais que l’utilisation de caméras super 8 est l’élément clé de cette scène.
WW : Certains puristes considèrent que le pan musical du mouvement No Wave s’est éteint en 1982… ou dans ces eaux-là. Si tel est le cas, vous pouvez délimiter temporellement la période cinématographique « initiale » de la même manière. C’est bien possible. Ceci dit, des cinéastes comme Richard Kern et Nick Zedd ont évidemment été influencés et ont même pris part à l’impulsion originale de la mouvance. Ils ont en quelque sorte prolongé l’esthétique à leur manière. En ce qui concerne le terme « Cinema of Transgression », je crois que c’était un terme avant tout commercial et qu’il aurait pu être utilisé pour empêcher que certains films ne se perdent dans le ghetto « No Wave » qui s’est vu historiquement surexploité.
Richard Kern, Bob Bert, JG Thirlwell et Beth B à un vernissage de Lydia Lunch à l’espace Howl! Happening. Crédit: Sebastien Greppo
De tous les mouvements d’avant-garde post Deuxième Guerre mondiale, la No Wave se démarque peut-être en raison d’un élément que l’acteur, peintre et musicien John Lurie a bien cerné: personne ne semblait œuvrer dans son domaine de prédilection. Qu’est-ce que cet attribut, cet amateurisme volontaire, a pu apporter au cinéma?
BB: C’est ce qui a donné toute sa force à cette scène. En fait, l’entièreté de celle-ci gravitait dans un rayon de 20 pâtés de maisons. L’East Village de cette époque était comme un champ de bataille, c’était digne d’une scène d’après-guerre. Et tout le monde était créatif. Par exemple, dans la même semaine, il n’était pas impossible que des artistes tournent un film et le présentent, puis jouent un concert et organisent un vernissage.
WW: Je ne suis pas d’accord avec ce jugement qui présume que les artistes clés de la No Wave n’étaient pas « bons » dans ce qu’ils faisaient. Bien que la musique No Wave implique avant tout de soi-disant non-musiciens, on y trouve des approches intellectuelles très développées qui compensent les lacunes techniques. Cette sorte de déconstruction consciente de la création musicale était caractéristique du mouvement, et non pas nécessairement de l’incompétence de qui que ce soit. Ceci dit, les films sont tout à fait différents. Je ne suis même pas sûr que certains d’entre eux aient été conçus pour être autre chose que des événements ou des études de cas. La technologie nécessaire au cinéma était beaucoup trop coûteuse et difficile à utiliser de manière élégante. C’est pourquoi le cinéma No Wave est généralement improvisé et réalisé par des non-acteurs issus de la scène. Je ne pense pas que les films aient adopté littéralement la même approche que la musique – ils ont plutôt été réalisés par des personnes impliquées dans le milieu. Beaucoup de ces films sont fastidieux et sans histoire. Cependant, ce sont en quelque sorte des instantanées d’un moment et d’un lieu importants.
Bob, pouvez-vous me parler de votre relation avec Richard Kern? Est-ce que Sonic Youth a collaboré avec d’autres cinéastes No Wave?
BB: J’ai rencontré Richard Kern probablement vers 1984. Nous sommes amis depuis. Right Side Of My Brain, le film qu’il a réalisé en collaboration avec Lydia Lunch, est le premier de ses films que j’ai vu (et que j’ai aussi aimé). Richard vendait de la drogue à l’époque. Alors je m’arrêtais souvent chez lui pour acheter de l’herbe après les répétitions de mon groupe Pussy Galore. Il y avait tout le temps des femmes légèrement vêtues, comme Audrey Rose, et des gars comme Tommy Turner, Brian Moran et David Wojnarowicz qui traînaient avec lui. Je suis allé aux premières de la plupart de ses films. Il a aussi utilisé la musique de mon projet Bewitched dans son film Submit To Me Now. Et bien sûr, il a tourné le clip de la chanson « Death Valley 69 », de Sonic Youth.
Justement, parlant de Pussy Galore, avez-vous pu voir certains des films réalisés par Jon Spencer, qui était à l’époque chanteur du groupe?
BB: Oui ! En fait, quand Jon était un jeune homme en colère, à l’université, il a réalisé quelques films. L’un d’eux s’intitule Pus. Il l’a présenté un soir au Film Anthology theatre, dans le cadre de l’Underground Film Festival, quelque part durant les années 1980. C’était un film-choc. On y voyait des scènes où l’on voit Jon sur un crucifix, des moments où il se transperçait le scrotum avec une épingle à nourrice et où il chiait sur du papier journal. Je crois que la trame sonore comportait des pièces du groupe Swans. La foule hystérique, le monde criait d’enlever cette merde ! Pendant ce temps, Nick Zedd était quant à lui extatique et gueulait à tout le monde d’aller se faire foutre et que c’était le meilleur film jamais réalisé. Je pense qu’on peut s’entendre sur le fait que Jon ne présentera sans doute plus jamais Pus.
À travers l’œuvre d’artistes comme Richard Kern, le cinéma No Wave a eu une influence indéniable sur la culture mainstream – particulièrement sur la photographie de mode (comme on l’apprend notamment dans le documentaire de Céline Dahnier). Esthétiquement/formellement, peut-on en dire autant de la musique?
BB: Oui, je crois. Mais qui en a sérieusement quoi que ce soit à branler de la culture mainstream ? Pas moi, en tout cas.
WW: Le cinéma No Wave est vraiment issu du même genre d’impulsion que le « punk » et d’autres itérations de l’éthique DIY. En ce sens, ça continue aussi longtemps que les gens ont quelque chose à dire, malgré les ressources, l’argent et la technique ou la virtuosité. La No Wave offrait une forme dystopique et nihiliste d’humour noir et de déconstruction ; une délimitation qui restera constante et tangible dans le monde occidental moderne tant que le capitalisme et les hiérarchies continueront d’exister.
Photo de Richard Kern, à San Francisco, prise par Bob Bert, durant les années 1980, chez Mark McCloud. Ce que l’on voit derrière lui sont des encadrements de feuilles de papier buvard imprégnées de LSD.
Bob, je serais curieux de connaître la genèse et la manière dont le vidéoclip de la pièce « Death Valley 69 », tourné par Richard Kern, a été reçu, à l’époque ? Pouvez-vous m’en parler un peu?
BB: C’est un peu étrange, car j’avais déjà quitté Sonic Youth, à l’époque, et Steve [Shelley] avait rejoint le groupe. Mais puisque je jouais sur la pièce, on m’a inclus dans le vidéoclip. En ce qui a trait à la genèse de celui-ci, tout a commencé par une collaboration entre Kern et une artiste vidéo nommée Judith Barry [qui a aussi filmé et produit le clip]. Elle a, semblerait-il, filmé plusieurs autres vidéos sympas, mais je ne les ai jamais vues. Je me souviens qu’alors que nous tournions les scènes gores dans l’appartement de Kern, Lee Ranaldo [guitariste de Sonic Youth] a reçu un appel : son premier fils était en train de naître. Aussitôt que la prise fut achevée, il a enlevé tout le sang et les boyaux et s’est rendu d’urgence à l’hôpital. J’aurais vraiment souhaité que Lydia Lunch soit plus dans la vidéo, car elle a coécrit la chanson et que sa voix donne vie à celle-ci. Néanmoins, c’est un vidéoclip plutôt cool.
Avez-vous collaboré à ou joué dans un/des film(s) No Wave?
BB: Non. Ceci dit, faisons un bond historique jusqu’à aujourd’hui : au cours des six dernières années, j’ai fait le tour du monde avec le projet de Lydia Lunch, Retrovirus, lequel propose un tour d’horizon de sa carrière musicale. La réalisatrice Beth B prépare quant à elle un documentaire sur Lydia, intitulé The War Is Nevers Over, auquel je participerai. Je suis content d’avoir pu vivre la scène No Wave. J’ai des DVD de certains de ces films, mais ce n’est pas la même chose que de s’aventurer dans un bouge crade, le mardi soir, et de regarder Lydia Lunch, Ad, Pat Place et autres sur grand écran en train de faire des montagnes russes à Coney Island…
Avec le recul, le cinéma No Wave semble parfois être un cinéma de caméos (bien que la plupart des « acteurs » n’étaient pas connus à l’époque). D’après vous, qu’est-ce que cela nous dit au sujet du public à qui ces films étaient destinés? D’ailleurs, on oublie parfois l’humour au sein du mouvement; s’agit-il d’une espèce d’inside joke ?
BB: C’est vrai! Ces artistes réalisaient des films pour divertir leurs amis et se divertir eux-mêmes… et même là. Personne ne pensait que des gens en discuteraient 40 ans plus tard. La scène No Wave n’était pas un big deal à l’époque où elle battait son plein.
WW: Le cinéma No Wave du début était définitivement axé sur les « célébrités », même si peu de gens connaissaient les sujets et que la réelle célébrité a tardé à venir. À certains égards, ce cinéma est sorti d’un « ferment insulaire ». Les gens tournaient des films pour le simple plaisir d’en tourner, avec des individus qui gravitaient autour d’eux et à qui ces films étaient en quelque sorte destinés lors des projections. De nos jours, ils sont mis au microscope et examinés. Le tout est considéré comme une « scène », de manière rétrospective.
Croyez-vous que l’approche guérilla privilégiée par les artistes musicaux du mouvement s’est bien actualisée au cinéma? Que doit-on considérer lorsqu’on analyse celui-ci, d’après vous?
BB: Je le pense, oui. La combinaison des deux est ce qui en a fait un mouvement. Je suis ravi qu’on lui accorde finalement le respect qu’elle mérite. Grâce au film Blank City [Céline Dahnier, 2010], au livre de Jack Sargeant [Deathtripping: the Cinema of Transgression, 1995], et à des musiciens comme Weasel Walter, la No Wave est bien vivante.
WW: Je pense que le cinéma No Wave est plus important au plan historique qu’au plan artistique. Il reflète très bien les perspectives personnelles des créateurs et des acteurs des films, mais ne va pas nécessairement au-delà de celles-ci. D’un autre côté, la puissance innée de la musique associée à ce courant n’a quant à elle jamais perdu de sa charge ou de son influence.
En terminant, existe-t-il un ou des grand(s) film(s) No Wave perdu(s)?
WW: Le seul « grand film No Wave perdu » qui me vient à l’esprit serait Grutzi Elvis, de Diego Cortez [une trame sonore signée James Chance & Pill Factory existe également] … Je ne sais pas si c’est génial, mais tout ce que je sais, c’est qu’il n’a pas été vu souvent.
À propos du terme « No Wave » Initialement appliqué à une frange nihiliste et désargentée de la scène musicale new-yorkaise ayant essaimé en marge de l’explosion punk et des avant-gardes artistiques, le terme « no wave » apparait pour la première fois en 1978. Roy Trakin, journaliste au New York Rocker, qualifiait alors ainsi la musique des Theoretical Girls, Tone Death, Contorions, DNA, Mars, et autres Teenage Jesus and the Jerks, dans un papier traitant d’un mini festival qui s’était déroulé au Artists’s Space, dans le quartier Tribeca. |
Filmographie No Wave selective
- The Blank Generation (Amos Poe, 1976)
- Rome 78 (James Nares, 1978)
- Guerillere Talks (Vivienne Dick, 1978)
- She Had her Gun Already (Vivienne Dick, 1978)
- Men in Orbit (John Lurie, 1979)
- Underground USA (Eric Mitchell, 1980)
- Permanent Vacation (Jim Jarmusch, 1980)
- Vortex (Scott B & Beth B, 1981)
- Subway Rider (Amos Poe, 1981)
- You Are not I (Sara Driver, 1981)
- Downtown 81 (Edo Bertoglio, 1981)
- Baby Doll (Tessa Hughes-Freeland, 1982)
- The Smithereens (Susan Seidelman, 1982)
- Born in Flames (Lizzie Borden, 1983)
- King Blank (Michael Oblowitz, 1983)
- Wild Style (Charlie Ahearn, 1983)
- The Wild World of Lydia Lunch (Nick Zedd, 1983)
- Stranger than Paradise (Jim Jarmusch, 1984)
- You Killed me First (Richard Kern, 1985)
- Right Side of my Brain (Richard Kern, 1985)
Documentaires
- TV Party: the documentary (Danny Vinik, 2005)
- Kill your Idols (Scott Crary, 2005)
- Llik your Idols (Angélique Bosio, 2007)
- Blank City (Céline Dahnier, 2010)
Livres
- Deathtripping: The Cinema of Transgression (Jack Sargeant, Creation Books, 1999)
- No Wave (Marc Masters, Black Dog Publishing, 2007, préface de Weasel Walter)
- No Wave. Post-Punk. Underground. New York. 1976-1980. (Thurston Moore & Byron Coley, Abrams Image, 2008)
- The Mudd Club (Richard Broch, Feral House, 2017)
Vidéoclip
- Sonic Youth, “Death Valley 69” (Richard Kern, 1985)
24 octobre 2018