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Entrevues

Denis Côté

par Apolline Caron-Ottavi

NI CONTEUR, NI CITOYEN, CINÉASTE

Projet modeste entre deux gros tournages, le dernier film de Denis Côté, Bestiaire, n’en a pas moins commencé une traversée record des festivals autour du monde : entres autres la Berlinale, le Cinéma du Réel, l’ouverture de la 30ème édition des Rendez-Vous du Cinéma Québécois. Le cinéaste a ouvert la discussion en précisant que Bestiaire n’était pas le genre de film pour lequel il avait envie d’une grosse tournée de promotion. Il nous a néanmoins parlé longuement de ce film qui exacerbe ses exigences formelles et ses préoccupations de cinéaste, en rappelant toutefois qu’il ne faut pas trop mettre des mots sur Bestiaire, mais avant tout en faire l’expérience…

24 Images: Dans ta filmographie, Bestiaire appartient à la catégorie des films un peu plus improvisés, avec de plus petits budgets (comme Les États Nordiques, Nos vies privées, Carcasses). Or le résultat paraît très abouti, très maîtrisé. Dans quelle mesure ça a été prévu, est-ce que le résultat est inattendu ?

Denis Côté: La question de l’ambition me tracasse beaucoup : il y a des cinéastes qui font des films à un million, puis le prochain il faut que ce soit deux, et le prochain quatre. En ce qui me concerne, je suis peut-être plus dans l’urgence, comme un Robert Morin : quand tu évacues de ton esprit l’idée de budget, tu peux faire tout ce que tu veux. Même lui te dirait la même chose, le moins tu as d’argent, le plus tu as de liberté. Bestiaire c’est un film comme ça, il y en a qui appellerait ça un film de transition entre deux films plus « sérieux »… Moi, je me trouve plus libre quand je fais des films comme ça. Mon film préféré c’est Carcasses : ne pas savoir où je m’en vais, c’est beaucoup plus excitant qu’essayer de filmer ce que tu as écrit virgule par virgule. Bestiaire a été fait sans aucun scénario, avec une simple envie de montrer des choses. C’est un film qui est en réaction à tout le cinéma québécois qui essaie de « dire » des choses, ça donne parfois envie de se révolter : est-ce qu’on pourrait seulement se contenter de montrer des choses ? Est-ce qu’on peut filmer un animal uniquement pour son potentiel esthétique, voire mystique ? Pourquoi faut-il toujours qu’on humanise les animaux ? Ce film-là est un peu une réaction à des décennies d’humanisation des animaux. Je suis aussi fier d’un film comme Bestiaire que d’un film que j’ai mis trois ans à écrire, c’est certain, mais parfois dans l’esprit des gens, ça ressemble un peu à un film pour s’amuser, parce que ce sont des films tournés très vite. Bestiaire a été fait en huit jours, sur un an, donc vraiment pendant nos temps libres. Mais si certains ressentent un côté très abouti, c’est que pour arriver à une sorte de simplicité aboutie comme ça, il faut atteindre une sorte de maturité : on dirait que je n’aurais pas pu le faire il y a sept ou huit ans. J’ai dit que Bestiaire était une réaction à Carcasses, c’est-à-dire que j’ai réparé les erreurs de Carcasses dans Bestiaire, à mon avis : par exemple d’avoir essayé de raconter une histoire à mi-chemin. Pendant très longtemps j’étais obsédé par la question du docu-fiction : comment faire rencontrer les deux, qu’est-ce qu’il y a de charmant dans le clash entre les deux ? Là, je trouvais que j’avais peut-être fait le tour de cette question et j’ai dit à mon équipe : on ne fait ni un documentaire, ni une fiction. Ils m’ont demandé ce que ça allait être, et ça, je ne savais pas vraiment. Comment ça s’appelle, est-ce que c’est un film d’essai, peut-être que ça ne va même pas sur un écran de cinéma, peut-être que ça va plutôt dans un musée, dans une galerie d’art ? Je ne sais pas. Et c’est vrai qu’au final ce n’est pas un docu-fiction, en tout cas dans mes mots à moi : ce n’est ni une fiction, ni un documentaire. C’est une réaction, une abolition de toutes ces étiquettes.

24I: En considérant tes autres films au regard de celui-là, on a presque l’impression dans Bestiaire d’une synthèse de ton cinéma. On y retrouve tes préoccupations, tes thèmes : l’étrangeté, l’incommunicabilité, le rapport à l’espace, la concentration sur la mise en scène plutôt que sur le récit… Mais aussi des figures : comme les carcasses, ou la représentation des loisirs. Est-ce qu’il y a bien quelque chose de l’ordre d’une synthèse de ton cinéma dans Bestiaire ?

D.C.: C’est un compliment, ça. J’aime cette idée de « synthèse », parce j’ai trop souvent lu que je donne l’impression d’être une nouvelle personne à chaque film. Certains ne sont pas capables de trouver une ligne directrice à tous mes films… Peut-être que c’est le cas, peut-être pas, parfois j’essaie de croire que tant mieux, ça veut dire je me renouvelle à chaque fois, et parfois c’est le contraire, je me dis que je ne suis pas capable de trouver une signature. J’ai envie de dire que je suis complètement d’accord avec cette idée d’une synthèse, car il y a des choses au cinéma qui ne m’intéressent pas : je ne suis pas un bon conteur par exemple, j’admire les bons conteurs, mais je n’en suis pas un. Dans le cas de Curling, j’aime beaucoup que le spectateur se dise que le sujet n’est pas sur l’écran, que le sujet est ailleurs. Elle veut le chaos est un film que je n’aime pas beaucoup, car je me concentre trop sur ce qu’il se passe à l’écran, et pour ça je n’ai pas fait la paix avec celui-là. Avec Bestiaire, je me suis dit qu’un cinéaste qui acquiert un peu d’expérience est un cinéaste qui apprend à filmer ce qu’on ne voit pas, quelqu’un qui apprend à comprendre ce qu’est le hors champ… Une dame m’a dit à Sundance que Bestiaire n’est pas un film sur les animaux, mais sur la place du spectateur au cinéma. C’est tout à fait juste : ce n’est pas un film qui est fait par un amoureux des animaux ou par un militant, mais par quelqu’un qui se demande comment on peut encore filmer un objet de façon originale aujourd’hui ? C’est une grande question et c’est très naïf en même temps.

24I: C’est donc un film autant et même encore plus intuitif que tous les autres ?

D.C.: Oui, vraiment. Un film comme Carcasses me fascine toujours parce que je ne sais jamais s’il est réussi, je ne sais jamais s’il fonctionne. Je peux le revoir tout le temps et il est toujours neuf, c’est pour ça que c’est mon film préféré. Alors qu’un film comme Curling je le trouve mort, au sens où il y a un début, un milieu et une fin, et il n’y pas beaucoup d’enjeu à le revoir pour moi, il n’y a pas de nouveauté. Tandis que devant Carcasses, je me pose toujours la question de savoir si les choses qu’on a essayées sont réussies. Ça, c’est quelque chose qui ne s’applique pas avec Bestiaire : ce n’est pas un film raté ou réussi. Il faut trouver d’autres mots, et ça, ça m’excite. On en revient à cette idée d’une synthèse des tentatives que j’ai faites auparavant : c’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire, parce que c’est vrai. Je n’aime pas parler du cinéma en disant c’est réussi ou c’est raté. On peut dire ça pour certains films, certes, mais j’aime aller au-delà de ces étiquettes.

24I: Avec Bestiaire tu assumes jusqu’au bout ton désintérêt pour la narration, et en même c’est un film très construit, avec non seulement une atmosphère dramatique (du fait de la bande-son entre autres), mais aussi une construction dramatique, avec des changements de rythme, des « chapitres »…

D.C.: Je pense que pour le dire plus simplement, on pourrait rappeler que le documentaire, ça n’existe pas vraiment : de nombreux cinéastes l’ont déjà dit, dès qu’il y a un choix de montage, il y a eu l’intervention d’un auteur, et ça s’appelle de la fiction. Bestiaire pourrait tout simplement être un documentaire d’observation. Mais je suis tellement obsédé par un désir de fiction – non pas raconter une histoire, mais un désir de fiction, ce n’est pas la même chose – que 75% du son dans le film par exemple est complètement recréé au montage. Tout est faux, on a filmé les animaux dans un silence absolu, mais parce qu’il y a une oreille qui bouge on a mis un son de porte qui claque… Il y a un désir de fiction derrière ça. Mais ça ne veut pas dire raconter une histoire. C’est pour ça que tout a l’air d’être placé, structuré : derrière la caméra, il y a quelqu’un qui ne veut pas se contenter de filmer la réalité. Ce n’est pas que le réel ne m’intéresse pas, mais je ne fais pas du cinéma-vérité, j’aime bousculer le réel, me le réapproprier. Quand j’ai fait Carcasses, certains m’ont dit que j’étais presque au bord de l’exploitation avec le vieux. Et oui, je l’avais dit dès le départ : je n’ai pas envie de m’asseoir avec ce vieux-là et de l’interviewer sur sa vie. Je veux me le réapproprier. Je crois que j’ai le droit de me réapproprier le réel que je filme, et c’est la même chose dans Bestiaire. Ce n’est pas un objet militant, je n’essaie pas d’informer sur ce qu’est un zoo, ni de diaboliser les gens qui vont au zoo, mais il y a néanmoins un désir de fiction, et à la fin le film va prêter le flanc à plusieurs interprétations du public. Certains rient, d’autres s’ennuient, d’autres sont choqués, et il y a aussi des gens qui sont tristes en regardant ce film-là. La multiplicité des réactions du public : je pense que l’objet du film est là.

24I: Mais on s’entend que le film n’est pas neutre du tout, la caméra est extrêmement présente, tout est travaillé à la post-production, tu ne filmes les animaux comme une simple matière, à la différence des caméras de surveillance qu’on aperçoit à un moment du film : les sujets sont cadrés en tant que tel.

D.C.: Bestiaire n’est pas neutre, c’est vrai, mais on dirait que je me suis fait piéger ici et là dans le film… Parce que je voulais qu’il soit neutre au début. Je voulais obliger le public à se projeter dedans. Mais pour obliger le public à se projeter dans un film, il faut l’agacer, tirer des ficelles. C’est comme si j’avais voulu être neutre, mais je tire des ficelles. Je me mens à moi-même, je me menotte, je me mets en danger, et si on me fait trop parler sur mes intentions, je finis par me contredire. Le film n’est pas neutre, mais il a une volonté de l’être, c’est assez terrible. Je me suis présenté au zoo, en lumière naturelle, et j’ai découvert des murs gris partout. Tout est sombre, tout est triste… Je me suis réapproprié ce lieu au niveau esthétique, mais ultimement le public voit surtout que c’est triste, sale, il y voit de la cruauté. Or moi, je ne vois que de l’esthétisme : je vois des beaux murs gris avec de la texture. Mais je ne peux pas contrôler ce que le spectateur va ressentir. Au final, je sais que ce film n’est pas neutre, mais j’aurais voulu qu’il le soit, j’aurais voulu qu’il ne soit que pur événement ou pur film esthétique, esthétisant, et stylisé. Mais on peut avoir l’impression que j’ai un discours sur le zoo que je ne voulais pas avoir, que je dénonce quelque chose que je ne voulais pas dénoncer.

24I: Ce n’est quand même pas nécessairement ce qu’on voit en fin de compte dans le film…

D.C.: Il y a vraiment de tout dans les réactions… Il y a quelque chose qui m’intrigue aussi, ce sont les gens qui s’ennuient devant Bestiaire : je veux savoir pourquoi. Au-delà du simple fait que le film est lent : il pourrait durer dix minutes comme cinq heures. Mais j’ai envie de demander aux gens qui se sont ennuyés pourquoi. Et je découvre souvent que ce sont des gens qui n’ont pas de relation particulière avec les animaux, ils ne connectent donc pas du tout avec ce qu’il y a sur l’écran, ça ne leur fait rien un film comme ça. Et ça, ça me fascine. La probabilité qu’un film comme Bestiaire ennuie, je trouve ça intéressant d’un point de vue psychologique. C’est sûr que c’est dommage quand les gens s’ennuient devant ton film : si quelqu’un s’ennuie devant Curling, ça s’appelle un ratage et c’est dommage, mais pour Bestiaire, je trouve que si on s’ennuie devant ce film, c’est intéressant d’en discuter. Une autre dame à Sundance m’a dit : « Je me suis tellement ennuyée, je n’en pouvais plus, mais je me suis mise à réfléchir : comment je me comporte avec mes enfants quand je vais au zoo, comment je me comporte avec mes animaux à la maison ? Et pour ça, même si je me suis ennuyée, ton film, il a gagné : c’est ça les questions que tu voulais que je me pose ». C’était peut-être ça l’exercice du film…

24I: L’ennui ne se situe peut-être pas nécessairement autour des animaux, mais plutôt autour du fait qu’il faut accepter devant Bestiaire de s’abandonner à une pure réflexion cinématographique. On ne s’ennuie pas si on se met à être fasciné par chaque cadrage, chaque changement de plan, mais ce n’est pas évident pour tous…

D.C.: Exactement. Il faut que le langage cinématographique intéresse le spectateur pour qu’il ne reste pas en dehors de ce film-là. Le public n’aime pas qu’on filme les choses d’une façon complètement froide, rigoureuse et distanciée. Parce que ça ne leur dit pas du tout quoi penser, et le cinéaste ne les invite pas dans son plan. Ils sont obligés d’entrer dans le plan, mais ils n’y sont pas invités. Si j’avais filmé les animaux, la caméra à l’épaule, tout près du poil, j’aurais dit d’une certaine façon quoi penser, j’aurais guidé le spectateur vers une idée de ce que je filme. Mais cette façon de filmer très intimidante – la plasticité est intimidante, comme dans le cinéma autrichien (de Nikolas Geyrhalter ou Ulrich Seidl…), ou un peu dans le cinéma allemand – cette froideur-là, qui sort le public de sa zone de confort, j’ai toujours aimé ça. J’aime obliger le public à participer à l’aventure d’un film. Donc effectivement, si on a envie d’être fasciné par ce qui va venir dans le prochain plan, Bestiaire fonctionne. Mais ça m’intéresse de parler aux gens sur qui ça ne fonctionne pas du tout; pour eux, les portes d’entrée dans un film sont toujours narratives ou psychologiques, et Bestiaire est comme un antidote à tout ça. Quand je fais Curling où je raconte une histoire, c’est sûr que j’ai les mêmes buts que les autres cinéastes, comme celui d’essayer de toucher le public. Mais j’essaie quand même de ne jamais oublier pourquoi je fais du cinéma : c’est mon obsession de jouer avec le langage cinématographique. Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas un très bon conteur, mais je ne suis pas non plus un très bon citoyen : je n’ai pas particulièrement envie de dire des choses sur ma société par exemple. Ce n’est pas que ça ne m’intéresse pas, mais ce n’est pas pour ça que je fais du cinéma. Je veux juste m’attaquer au matériau.

24I: Revenons sur cette question de la froideur dont tu parles. Dans tes autres films, tu as un regard assez détaché et distant…  Ici aussi, certes, mais pourtant tu sembles trouver une proximité étonnante avec ton sujet, tu sembles l’observer avec encore plus de précision que d’habitude. Il y a même presque une forme d’interaction involontaire avec les animaux qui réagissent à la caméra, les séries de regards qu’ils te renvoient…

D.C.: S’il est possible de ressentir ça, et si c’est ce qui arrive avec ce film-là, c’est que ce que tu as dit dans le début de ta question m’a toujours beaucoup hanté. Je ne suis pas très bien quand on me dit qu’à chaque fois que je fais des films, on dirait que je regarde ça de loin. C’est vrai que certains de mes films donnent l’impression que je suis sur mon petit piédestal, un peu comme si je regardais des insectes… Plus tu te le fais dire, plus tu vas essayer d’arriver à une solution qui est plus « chaleureuse ». Ce que tu as ressenti n’est donc peut-être pas conscient, mais ça vient de quelqu’un qui se bat contre toutes ces remarques… Je ne suis pas différent des autres cinéastes, j’écoute les critiques, j’écoute surtout les réactions négatives à mes films. Et sans forcément me repositionner, j’essaie néanmoins de réagir à ce qu’on me dit. Ça ne me fait pas du bien d’entendre que je fais juste de la forme et que je regarde les choses de haut. Donc si on ressent autre chose avec Bestiaire, je peux seulement dire tant mieux. C’est peut-être plus une indication sur ma personne que sur mon cinéma : j’ai peut-être envie d’être un peu plus chaleureux. Mon nouveau film va être très fictif, avec des acteurs, plus comme Curling, et c’est beaucoup plus chaleureux. Ce n’est pas plus commercial, ni plus accessible, mais c’est plus proche de ce que je veux filmer, ça ne ressemble pas aux grands tableaux ennuyants de Elle veut le chaos… Je suis content donc si on remarque ça dans Bestiaire, mais ce n’est pas vraiment conscient quand je le fais.

24I: Cette distance dans tes films n’est pas une chose négative, mais dans Bestiaire il semble y avoir en plus une sorte de fascination de ta part, peut-être du fait que contrairement aux acteurs, les animaux sont indifférents au film. Où se joue la différence entre filmer Jean-Paul Colmor dans Carcasses et les animaux du zoo ?

D.C.: Je ne trouve pas qu’il y ait grand-chose qui change entre les deux, une fois dit que le cinéaste est plus intéressé par le cinéma que par le sujet qu’il filme. À un moment donné, quand tu fais de la forme, il faut que tu l’assumes. Quand je me suis approprié le quotidien de Jean-Paul Colmor dans Carcasses, je ne me suis pas posé de problème éthique à le faire, mais je sais que ce n’est pas forcément très bien vu. Je suis allé le voir, j’ai passé dix jours avec lui, on a passé un très beau contrat humain lui et moi, je ne l’ai jamais exploité, il ne s’est jamais fait insulter, on a juste fait un projet de film, ensemble. Et après dix jours je suis parti, et une fois par année je vais lui dire bonjour : je ne vois pas de problème à ça. Mais dans la pratique du cinéma en général, ce qui est bien vu, c’est plutôt de dire qu’on a vécu huit mois avec son sujet, c’est le côté chaleur humaine, qui n’est pas très présent dans mon cinéma. On le sent que j’ai demandé à un vieux de tenir un fusil. Mais j’aime justement qu’on le sente, j’aime qu’on sente le cinéma en train de se faire. J’aime mieux le comment filmer les choses que les choses filmées en elles-mêmes. Et ça peut déranger, ça a l’air d’un travail d’entomologiste alors qu’un cinéaste devrait toujours être un humaniste… mais j’ai envie de dire que non, pas tout le temps.

24I: Est-ce que le contexte de production assez similaire de Carcasses et Bestiaire (une résidence d’artiste PRIM pour Carcasses, et un échange avec le Fresnoy pour Bestiaire), joue un rôle dans leur aspect commun : très formaliste, presque conceptuel, seulement des plans fixes…

D.C.: C’est sûr que j’ai très tôt évacué l’idée du budget dans mes films. Il y a énormément de cinéastes qui écrivent leurs fantasmes sur papier, et si sur le papier le mur est bleu, il faudra le repeindre. Je ne fais pas ça. C’est certain que quand on a 40 000 $, trois amis et une caméra vidéo, on ne va pas installer des éclairages sophistiqués et surtout pas les intellectualiser après en entrevue. Donc c’est sûr que ça influence. Pour PRIM j’avais la post-production gratuite, et l’équipement gratuit. Mais si je voulais des acteurs ou une équipe technique, je devais payer. Donc pas d’acteurs, un lieu unique… tu y penses. C’est un peu la philosophie Kino qu’il y avait à l’époque: comment se débrouiller en un tout petit peu de temps avec si peu de budget… Je ne fais pas mes films avec mes tripes : certains cinéastes font des films tous les six ans, mais ils y racontent leur vie, et ils saignent sur leurs films. Pour moi, ce n’est pas ça, c’est comme un grand mur, et je fais toujours une petite brique de plus à un mur qui est plutôt dans la forme. Je n’ai toujours pas fait un film qui parle de moi, d’un point de vue très personnel. Pour ce film-là j’ai eu 40 000$, le prochain j’aurai 2 millions, et on reviendra à 20 000 après… je suis assez détaché dans tout ça. Quand tu es cinéaste, ça peut paraître bien de parler de la souffrance que tu as eue en faisant ton film. Mais je n’ai pas souffert en faisant Bestiaire, et je n’ai pas souffert en faisant Carcasses.

24I: Ce qui se passe dans tes films, ce qu’il y a à y voir, ce n’est pas tant ce qui est filmé que la façon dont le film se fait au fur et à mesure, s’invente…

D.C.: J’aime voir les coutures dans un film. Dans Les états nordiques, on voit toutes les coutures : la fiction rencontre le documentaire, les coups que ça donne sont très maladroits, et je trouve ça beau. Quand je regarde les films d’André Forcier des années 1970, il y a toujours un acteur qui ne sait pas jouer du tout, et joue un ton plus haut que les autres : je trouve ça magnifique. Il n’y a pas longtemps, j’ai vu Roméo Onze : ce n’est pas que c’est un film que je trouve magnifique, mais il y a en revanche des maladresses d’acteurs que je trouve belles. Dans Jimmywork, un film de 2004, je vois les coutures du film, et ça me charme. La majorité des gens ne veulent pas voir ces coutures. Et Bestiaire, c’est un film que je vois un peu comme un jeu d’échecs : ce n’est pas un film que j’ai fait avec mon cœur. Un cinéaste n’est pas censé dire ça, mais c’est un film que j’ai fait avec ma tête. C’est un jeu d’échecs : faire un mouvement, puis penser au prochain mouvement, et au prochain. Et au montage, c’est la même chose : quelle sorte d’architecture va-t-on installer dans notre jeu d’échecs pour que le film ait un potentiel hypnotique ? J’ai envie de me tenir droit quand je dis que je fais un cinéma de forme. J’ai l’impression qu’au Québec, dès qu’un cinéaste fait trop de forme, c’est suspect. La dernière fois qu’on a vu beaucoup de forme dans le cinéma québécois, c’était avec Gilles Groulx, dans les années 1960-70. En dehors de ça, ce n’est pas une histoire du cinéma où il y a beaucoup de considération pour la forme. C’est sûr que c’est un peu à ça que j’ai réagi : mes films ne sont pas autobiographiques, je ne veux faire pleurer personne, je veux juste essayer de nouvelles directions et montrer le cinéma en train de se faire. Et j’ai l’impression que c’est valable, parce que je fais ça mon cinéma va plutôt bien à l’international, un peu plus mal au Québec… C’est pour ça que je suis autant « monsieur festival ». Au Québec, les gens veulent des émotions, de l’honnêteté, des films faits avec le cœur, et je ne rentre pas dans ces cases-là. Ce que je fais n’est pas non plus du cinéma expérimental, si c’était le cas ça réglerait la question, mais ce n’est pas ça : c’est un cinéma qui considère le réel, mais qui prend plaisir à le bousculer, et je prends plaisir à mettre de la fiction dans le réel que je filme.

24I: J’aimerais à ce propos qu’on revienne sur la question de la place du spectateur. Bestiaire est un film qui laisse le public assez seul : c’est à lui de se projeter, d’interagir… mais jusqu’à quel point le spectateur doit faire sa propre lecture ? Certes, il y a ce rapport d’abandon sensoriel, de pur plaisir de cinéma, mais comme tu le dis toi-même, Bestiaire n’est pas du cinéma expérimental – sinon tu en serais resté à la première partie du film et aux cadrages insolites sur la matière filmique que sont les animaux, or le film ne s’arrête pas là. Ce n’est donc ni film expérimental, ni une installation muséale, c’est bien un film, qui poursuit sa route, avec les séquences sur les humains, les travailleurs, les touristes, un film qui incite à la réflexion…

D.C.: C’est parce qu’il y a un désir de fiction dans le film. On sent tout le temps que le film pourrait basculer et se mettre à raconter une histoire. Mais il ne bascule pas : le spectateur est donc tout le temps sur le bord de se faire inviter dans quelque chose d’autre, et ça se peut que ce soit ce qu’il aime ou au contraire ce qui le frustre dans le film. Les deux sont possibles. Mais il n’y a rien dans la façon dont le spectateur reçoit ce film-là qui puisse me choquer, me déranger, ou me décevoir. Contrairement à Curling, qui raconte une histoire : si le spectateur s’est ennuyé, s’il pense qu’elle est mal racontée, ça me fait forcément quelque chose. Mais Bestiaire, c’est en quelque sorte le film absolu pour le public : ça donne envie de se taire. Plus je parle sur ce film, plus je peux me contredire, et plus je mets des mots sur des images qui font déjà sens. C’est presque un film pour lequel il ne faudrait pas écouter le réalisateur, parce que ça tue le mystère avec lequel le spectateur est sorti de la salle. C’est aussi le mystère que je ressens quand quelqu’un me dit qu’il a été choqué par le film. Alors que la personne en arrière de celle-ci a ri, et qu’une autre s’est ennuyée. Je trouve ça incroyable. J’imagine que ça s’appelle un objet interactif, et en même temps j’ai tiré certaines ficelles : certes c’est un film un peu sombre, pour lequel j’ai dit à mon concepteur sonore d’installer une sorte de menace sur les animaux, comme si quelque chose allait s’abattre sur ce monde là. Parce que c’est le désir de fiction qui est toujours là, ça bouillonne.

24I: Tu n’exploites en effet pas seulement le caractère esthétique du lieu, mais aussi son côté pathétique, et toute la question du contrôle humain, le monde du travail autour du zoo…

D.C.: Tout ça est là, mais c’est pour ça que je me piège moi-même dans mon désir de neutralité. Toutes ces choses étaient là et s’offraient à moi. Quand je vois une série de voitures qui font la ligne, et ces zèbres qui viennent quêter entre les voitures : c’est pathétique. Est-ce que je l’appuie ? J’en prends acte en tout cas, je sais que c’est là. On peut faire toutes sortes de liens, en tirer une réflexion sur la captivité, et le film peut être intellectualisé, mais moi je ne peux pas dire ce qu’il en est : c’est exactement ça l’objet du film. J’aime l’idée que le film flotte, j’aime l’ouverture totale de cet objet-là, et si le spectateur veut faire des liens, il peut… J’étais récemment au festival Cinéma du réel au centre Pompidou à Paris, et un spectateur m’a dit : « Il y a comme une fausse naïveté quand vous parlez. Vous dites que votre film est un peu un objet naïf, purement esthétique, mais si on vous écoute parler, on n’arrête pas de trouver toutes sortes de propos qui dénotent une fausse naïveté ». Et je lui ai répondu qu’il avait raison, parce qu’on me fait trop parler sur Bestiaire, et on essaie d’intellectualiser un film qui est difficile à intellectualiser, donc je finis par être faussement naïf, j’essaie de trouver tous les angles possibles pour expliquer l’objet…

24I: C’est un objet qui n’a pas besoin d’être expliqué effectivement, mais c’est un film qui est à la fois très simple, très ouvert, et d’un autre côté c’est peut-être celui de tes films où le regard de la caméra est le plus omniprésent…

D.C.: C’est les deux. C’est sculpter une matière complètement abstraite et cinématographique, et tout ce qu’on fait, en silence, le monteur (Nicolas Roy) et moi, c’est de se dire que ce plan-là ne va sûrement pas là, tel autre là… Mais on ne peut pas dire pourquoi. Quand on a choisi le plan avec les chevaux au début, il dure 3 minutes 50, c’est le plan le plus long du film. J’ai dit à Nicolas : tant que ce plan-là est intéressant, on ne coupe pas. Il m’a demandé ce que j’appelais intéressant : « je ne sais pas, mais je veux que tu regardes ce plan-là, et tant qu’il t’intéresse, tu ne coupes pas ». Il a regardé le plan, à un moment il a dit qu’il s’ennuyait, et il a coupé. Je n’ai pas regardé où il a coupé, et c’était à mon tour de regarder le plan. On a fait ça trois ou quatre fois. Mais qu’est-ce qui m’intéresse dans le plan, et qu’est-ce qui l’intéresse, lui ? On a joué au jeu de la sensibilité, en se renvoyant le plan l’un à l’autre. Tout le film, c’est un peu ça. Si quelqu’un trouve que 70 minutes pour Bestiaire, c’est trop long, c’est donc possible, et si quelqu’un qui pense que ça pourrait durer cinq heures, c’est possible aussi. Au départ, on avait l’idée des 90 minutes habituelles, mais la question de la redite dans un film comme ça, ce n’est pas facile ! On avait un montage à 104 minutes au début, mais on a fini par trouver une espèce de longueur naturelle, à 70 minutes, on sentait que c’était la bonne longueur pour ce film-là.

24I: Alors est-ce que c’est un film qui laisse plus de place au spectateur lambda, ou un film qui s’adresse encore plus à un public cinéphile, porté sur une réflexion cinématographique ?

D.C.: Le danger avec les cinéphiles, c’est qu’ils vont sur-intellectualiser le film. Et le danger avec le spectateur lambda, c’est qu’il va sûrement avoir du plaisir à regarder ce film-là, mais après il va vouloir mettre trop de mots dessus, pour trouver une sécurité, un sens à quelque chose qu’il a possiblement apprécié. Et ça, ça peut devenir agaçant aussi. Mais j’ai quand même envie de dire que c’est un film plutôt pour le spectateur lambda, parce que l’intellectualisation à outrance du côté des cinéphiles va me vider complètement, et ça va les vider aussi : ils vont chercher à savoir s’il y a une solution dans ce film-là qui est valable, ou si le cinéaste essaie de rire de quelqu’un, ou s’il essaie de faire un film de festival… Or j’ai envie d’être un peu discret avec un film comme ça. Carcasses à Cannes, ça a rendu les gens fous, et ça a été dur pour nous. Et Bestiaire à Berlin et à Sundance, c’est la même chose, ça réveille les animosités et les envieux. Et je n’ai pas envie de jouer à ça, et c’est pour ça que j’avais refusé au départ de faire l’ouverture des Rendez-vous du cinéma québécois, pour ne pas attiser ça. Je sais que Bestiaire est un film honnête, qui me ressemble, et qui ressemble à toutes les hantises que j’ai par rapport au langage cinématographique. Tout est dans Bestiaire, et je suis à l’aise avec un film comme ça. Les gens ne savent pas ce que les festivals cherchent : ils ne cherchent pas des films parfaits, ni des films avec de bons acteurs, mais des films qui proposent de nouvelles façons de raconter une histoire, même si le film est maladroit. Ils vont chercher quelque chose de nouveau, et pour ça je peux comprendre que Carcasses ait fini à la Quinzaine… Mais ça peut enrager certains.

24I: Tu dis que c’est un film qui te ressemble, mais est-ce qu’il n’y a pas le risque de te faire déposséder de ton discours en laissant le spectateur se débrouiller avec l’objet, est-ce que ça ne te gêne pas qu’un discours qui n’est pas le tien puisse être appliqué à Bestiaire?

D.C.: Ah, ça, c’est intéressant… Si le film est si ouvert et si libre, et si je l’envoie comme je le fais au visage d’un spectateur qui doit faire ses choix par lui-même, je ne peux pas être frustré après ça. Je ne peux pas revenir contre le spectateur quand je lui ai envoyé un cocktail Molotov dans sa maison. C’est intéressant comme question…

24I: Pour donner un exemple, dans de nombreuses entrevues, tu répètes que plusieurs spectateurs y ont vu un film militant contre le zoo, ou pour les animaux, alors que toi, tu dis que ce n’est pas ça du tout…

D.C.: Je le dis, parce qu’on me demande de le dire. Mais si quelqu’un vient me voir et me dit que lui, c’est ce qu’il a ressenti, j’ai envie de lui répondre : merci d’avoir trouvé ta place de spectateur, avec ton propre jugement. Mais j’ai cette impression, et je suis très sincère quand je dis ça, que Bestiaire est un film qui redonne au spectateur la place qu’il devrait « prendre » au cinéma. Il n’y a plus d’opportunités comme ça dans beaucoup de films. Apichatpong Weerasethakul par exemple, si on l’aime tant que ça, c’est parce qu’on est content en regardant ses films de prendre la place qu’il nous donne : il nous donne une place, et c’est à nous de nous projeter dans les mystères de ses films. C’est un plaisir de prendre cette place-là, et c’est pour ça qu’on le vénère comme cinéaste. J’ai envie de faire partie de ce cinéma-là, c’est certain. Je vais sûrement me trouver des nouveaux ennemis, mais en même temps quand tu trouves des ennemis par rapport à un film comme ça, tu l’as cherché un peu. C’est sûr que Bestiaire, ça cherche le trouble.

24I: Et le choix des plans fixes, extrêmement cadrés, maîtrisés : tu l’as pensé comment en tension avec le lieu, l’espace, lui-même extrêmement limité, autoritaire, dans son découpage de l’espace, par les cages, etc. ?

D.C.: C’est sûr que ça s’impose tout seul. Filmer dans un zoo, ce n’est que ça, et il n’y a pas besoin d’intellectualiser l’idée de la cage, elle s’impose toute seule, et on veut filmer un lion, il va forcément y avoir une cage entre le cinéaste et lui. On est obligé de faire avec la cage, et si elle pose problème, il faut que contourner ça en en faisant un motif esthétique. Si on me parle de cages, j’ai presque envie de te dire bêtement qu’il y avait des cages. J’ai du négocier la présence des cages, et la solution que j’ai trouvée, c’est de les esthétiser. Et tout ce qui s’appelle une frontière ou une barrière dans ce film-là est très esthétisé, mais ce n’est pas relié à un discours, ni à une dénonciation. Et je deviens mal à l’aise quand les gens ont vu une dénonciation, parce que je ne sais pas quoi répondre. Avant d’aller tourner dans un zoo, je n’ai jamais trop pensé à l’idée de captivité, aux portes, aux cages, aux murs, mais ça s’est imposé tout seul. Ensuite, si je lis dans un journal que c’est un film sur la captivité, je n’y peux rien. J’ai été critique pendant dix ans : prêter des intentions à un film, je n’ai pas de problèmes avec ça. Il y a des cinéastes qui lisent des critiques de leurs films et qui trouvent que c’est n’importe quoi, mais le travail d’un critique c’est de prêter des intentions à un film, et c’est parfois même au-delà de tout ce que le cinéaste a imaginé : il n’y a pas de problème à ça. On peut écrire ce qu’on veut sur mon film, ce n’est pas que ça va me faire plaisir ou pas, mais c’est le travail du critique, d’aller chercher d’autres pistes de lectures, que le cinéaste n’a peut-être pas vues.

24I: Dans le fond, c’est un film qui met presque plus en porte-à-faux les critiques, parce qu’ils ne savent pas s’ils doivent rester dans le flou du film ou non…

D.C.: Bestiaire est dans sa première scène : comment se place-t-on pour regarder une chose ? Ce sont les trois premières minutes du film, les jeunes qui dessinent. C’est ça. Et maintenant, oui, ça me fait plaisir d’envoyer le film dans la cour de la critique : situez-vous, et même, situez-moi par rapport à ce travail. Je ne suis pas le maître absolu de ce que j’ai fait, et ça me fait plaisir d’être perdu devant mon propre objet. Les cinéastes qui connaissent toutes les étapes de la production de leur film, je trouve ça triste. Avec Bestiaire j’ai envie d’oser dire : j’ai fait ça, et aidez-moi à le comprendre. J’ai envie de faire ça et je n’ai pas de difficulté à me placer dans cette situation. Mais ce n’est pas pour autant un objet provocant, ce n’est pas un film qui a été fait dans un souci de provoquer. Et si certains se sentent provoqués, c’est qu’ils ne savent pas comment se placer pour considérer un film comme ça. Et je trouve ça assez excitant. Ce n’est pas une posture que je tiens, ce n’est pas un objet fait avec prétention, mais j’aime qu’en regardant un film on ne sache pas quelle étiquette mettre dessus : ce n’est pas une fiction, ce n’est pas un documentaire, qu’est-ce que je fais avec ça, comment ça s’appelle ? J’aimais voir ce type de films-là quand j’étais critique, et j’aimais écrire dessus.

24I: Comment revenir à la fiction pure après un film comme Bestiaire?

D.C.: Je sais que ça va me faire du bien d’être avec des acteurs, de suivre un scénario, ça va me faire du bien de m’asseoir et de diriger mes acteurs pour obtenir des émotions. C’est peut-être un autre aspect de ma personnalité. Avoir fait six films en sept ans, ça a développé une sorte d’urgence, et ça permet une polyvalence, celle de jouer sur toutes sortes de terrains. Pour le prochain terrain après un Bestiaire, j’ai envie de rencontrer des êtres humains, un budget, des acteurs et des émotions… je ne serai pas trop perdu avec une équipe technique de 25 personnes. Mais quand je vais sortir de cette expérience-là, c’est sûr que je vais avoir besoin de retrouver ma forêt et ma petite caméra vidéo.

24I: Une question simple pour finir : les animaux, c’est une obsession ? Il y en avait déjà toujours un qui trainait dans tes autres films (le pet-shop ou un cafard dans Les états nordiques, une araignée ou un serpent dans Nos vies privées, le chien d’Elle veut le chaos, le tigre de Curling…), ils sont toujours à côté de l’histoire, indifférents au film…

D.C.: Oui, c’est bizarre, ça et les cadavres… Il y a une mystique dans les animaux qui me plaît, qui est au-delà de l’anthropomorphisme, de l’humanisation… Il y a une mystique : je regardais Au hasard Balthazar, et c’est probablement le film qui représente le mieux la façon dont un animal peut influencer une structure narrative sans qu’on essaie de l’humaniser, ça m’avait frappé. Dans un film italien récent, Le quattro volte, les animaux n’ont pas d’impact sur la structure du film, mais il y a une mystique qui s’installe autour d’eux. Bon, un cafard dans Les états nordiques, ça n’installe pas une grosse mystique, c’est juste un moment comme ça, mais j’aime mieux avoir recours à ces petits moments de mysticisme que de filmer un paysage ou les fameux plans de respiration qu’on voit dans tous les films, comme un plan sur un ciel par exemple… Après Les états nordiques, je me suis dit : je ne fais plus jamais de plans de coupe sur du paysage. Dans Curling il n’y a que deux plans de coupes : le fleuve et le briquet. Je n’en peux plus des films qui essaient de mettre des plans de respiration sur des paysages tout le temps, donc peut-être que j’ai déjoué ça avec des petits plans d’animaux des fois… C’est peut-être l’animal comme élément de transition. Après cent ans de cinéma, un ciel, ça n’apporte plus son lot de poésie, alors qu’avec un crocodile tu as l’impression de faire quelque chose de nouveau ! Mais non, je ne sais pas ce que c’est, cette obsession de l’animal…

Propos recueillis par Apolline Caron-Ottavi

La bande-annonce de Bestiaire


5 juillet 2013