Elia Suleiman
par Serge Abiaad
DHC/ART, fondation pour l’art contemporain présente jusqu’au 13 mai 2012 Chroniques d’une disparition, une exposition collective thématique qui réunit des œuvres majeures réalisées par cinq artistes de provenance et de réputation internationales : Omer Fast, Teresa Margolles, Philippe Parreno, Taryn Simon et José Toirac. Pour l’occasion, la Fondation a eu la judicieuse idée d’inviter Elia Suleiman à présenter Le temps qu’il reste, son dernier film, ainsi que son premier film dont le titre éponyme est initiateur du projet. 24 Images a rencontré le cinéaste palestinien pour parler d’humour, de fatwa et de mutisme.
24 Images : L’exposition Chroniques d’une disparition, organisée par DHC/ART, explore différentes notions de disparition, de perte et de latence qui sont articulées autour des sphères personnelle, sociale et politique. Cette expo, malgré ses nombreuses qualités, manquait la dimension dichotomique de vos films qui dévoilent une dure réalité sur un ton léger, voire comique. J’aimerais avoir votre avis sur cette exposition qui porte le titre éponyme de votre premier long-métrage.
Elia Suleiman : Je pourrais vous parler de l’expo sans nécessairement faire le lien avec mon travail. Les titres viennent avec des interprétations libres et si un des artistes, ou même tous, avaient simplement lu le titre sans toutefois avoir vu le film, c’eut été tout à fait légitime, car je crois sincèrement que j’aurais fait de même. Si je ne voulais pas être encadré en quelque sorte par le contexte du film et que je prenais seulement connaissance du titre, Chronique d’une disparition, et ce que cela désignait pour moi, alors cela m’irait très bien. C’est au programmateur de voir s’il est inspiré par le film ou le titre du film. John Zeppetelli, le commissaire de l’exposition, a balancé le titre aux artistes et à partir de là, c’était à eux de voir ou pas le film. Pour pour ma part je n’aurais probablement pas voulu voir le film. Il ne leur a pas demandé de s’inspirer du film, mais simplement du titre, alors si l’humour ne s’y trouve pas, ce n’est pas vraiment la question et c’est d’ailleurs peu pertinent, parce que Chronique d’une disparition, si vous arrivez à faire abstraction du film que vous avez vu, c’est un titre qui aurait pu venir de Gabriel Garcia Marquez. J’ai bien apprécié l’expo que j’ai trouvé très intéressante, et je pense qu’elle n’a absolument rien à voir avec le film, et que le lien entre les deux est du domaine du cosmique, dans un contexte plus large. Encore une fois, je ne sais pas si ces artistes ont vu mon film, mais même s’ils l’ont vu, il importe peu que leur travail contienne ou soit dépourvu d’humour. En fait, votre question peut être posée différemment. C’est par la coïncidence de cette connexion mutuelle au titre que je me suis intéressé à découvrir les installations, du morbide au spectaculaire. Certaines œuvres m’ont fortement interpellé, mais d’abord en tant que spectateur, car Chronique ou pas, je serai allé à l’exposition. Le commissaire de l’exposition s’est dit que tant qu’à faire, pourquoi ne pas présenter le film, et ainsi créer un autre sous-montage à l’installation.
24I : Les œuvres de l’exposition de par leur nature à la fois contestataire et violente sont des œuvres subversives, et l’on entend souvent que vos films sont eux-mêmes des œuvres transgressives. Pensez-vous que ce genre de discours soit rattaché au fait que vous soyez un Arabe, un Palestinien, et que vos films du coup doivent intrinsèquement être de l’ordre du subversif ?
E.S : Vous avez en quelque sorte répondu à la question et je vais pour ma part commenter votre réponse. Cela dépend de la mesure dans laquelle vous abordez votre question, à savoir si la portée est limitée, ou disons, dans le contexte général d’une perspective historique. S’il s’agit d’un Palestinien, ou d’une femme ou d’une personne de couleur alors nous pouvons parler de perspective historique. Aujourd’hui dire qu’on est Arabe n’a pas la même connotation que de dire qu’on est Palestinien, justement à cause du printemps arabe et de l’engouement international pour défendre cette cause, et pas toujours pour les bonnes raisons d’ailleurs. Je pense que votre question est à double tranchant. D’une certaine manière, vous avez raison, il faut en parler et amener ce sujet sur la table le plus possible. D’un autre coté, je dois dire en insistant sur le langage et l’esthétique du cinéma, en soi transgressif et agressif, pour toutes les bonnes causes, je suis arrivé à travers mes films à surpasser ce genre de catégorisation. Il est vrai qu’on m’étiquette souvent réalisateur « palestinien », mais de toute façon, cela n’est plus qu’une simple formalité et mon cinéma n’est plus jugé uniquement au vu des frontières nationales. Cela fait quelques années maintenant que l’on ne m’invite plus à titre de cinéaste palestinien ou à cause des éléments subversifs codés de mes films, d’ailleurs la presse et les critiques n’y font plus référence. Maintenant, je suis heureux d’être Palestinien, pas uniquement pour avoir transgressé ou dépassé les catégorisations, mais pour dénoncer les notions préconçues et autres préjugés. Je veux être Palestinien pour démontrer qu’en tant que Palestinien, on peut être subversif dans un sens cinématique et pas nécessairement en raison de sa couleur ou de son identité nationale, je vais donc faire l’avocat du diable et ressortir le sujet du placard après avoir moi-même tenté de l’étouffer en le rendant caduc. Je pense que le cinéma est très fort dans ce rôle de tout le temps remettre les mentalités en question. Le cinéma ne doit pas se pourvoir aux besoins des frontières nationales ou répondre aux oppositions binaires, il est censé nous mener à travers un périple qui est du domaine du plaisir, du questionnement esthétique et des territoires du poétique. Je ne crois pas que l’on arrêtera un jour de mettre des étiquettes, soit sur les Palestiniens, les femmes, les gens de couleur ou les tendances sexuelles. Je ne dis pas que ça ne changera pas, c’est une probabilité, mais je dis que c’est un phénomène qui n’est pas facile à décoder dû à de multiples raisons d’ordre socio-politique, culturel et consumériste. C’est pour ça qu’il y a cette chose qu’on appelle Women Film Festival, un festival pour les cinéastes femmes. J’ai du mal à encaisser et comprendre qu’une telle impudeur existe, qu’une telle ghettoïsation passe comme dans du beurre.
24I: Alors pour vous la discrimination positive est aussi, voire plus, scandaleuse que les voies discriminatoires courantes ?
E.S : Pas plus, mais ça devient une contre-attaque. Je peux comprendre que cela ait été une nécessité à un certain moment dans l’Histoire, mais dans un autre sens je trouve honteux qu’on ait constamment besoin de nous caresser dans le sens du poil. Prenez pour exemple la myriade de festivals du film palestinien. Je participe à ces festivals et j’en vois la nécessité, mais en même temps je crois toujours qu’ils sont ghettoïsés dans un certain contexte. Ils ne sont pas tous judicieux, beaucoup des films palestiniens qui y sont présentés n’en valent absolument pas la peine, mais pourtant, il faut les rassembler et les mettre dans un bouquet dans le but d’une certaine cause nationale. Je vais moi-même à ces festivals, je les appuie, mes films y sont présentés, et pourtant, en dépit de ça, mes films sont des pamphlets antinationalistes qui ne sont pas limités par les frontières nationales.
24I: Chronique d’une disparition a écopé d’une assez mauvaise réception de la part du public palestinien, mais les Israéliens par contre étaient beaucoup plus réceptifs à votre humour. Pensez-vous que les Palestiniens s’attendent à une représentation plus frontale, plus violente et du fait plus réaliste de leur quotidien au cinéma?
E.S. : Plus maintenant. Quand j’ai tourné Chronique d’une disparation, je n’étais pas critiqué uniquement par les Palestiniens, mais aussi par le reste du monde arabe.
24I : À cause entre autres du drapeau israélien à la fin du film?
E.S : Oui, mais surtout à cause de l’humour
24I: Humour juif…
E.S : Exactement. C’est justement ce qui est arrivé aux Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. L’humour des ghettos n’était pas accepté par tous les Juifs, qui majoritairement ne le jugeaient pas moral vis-à-vis leur situation. Il y a donc un rapprochement à faire entre les deux humours. La similarité est dans la résistance et la survivance face à la mort à travers la parodie et l’auto-dérision. Cette approche est une tentative de bloquer le passage du temps de manière horizontale en transformant verticalement la présence et le présent du temps. C’est une incroyable force humaine d’être arrivé à injecter cette forme de comique dans le quotidien de gens pour qui le lendemain n’était qu’une constante incertitude. Je peux comprendre les Palestiniens et les Juifs qui ne sont pas sensibles à cette forme d’humour et qui s’y opposent, simplement à cause de leur quotidien qui est à mille lieues de faire rire. Quand votre maison est détruite par un bulldozer ou quand un tank ravage votre village et qu’on annexe vos terres, et puis qu’ensuite arrive un type comme moi qui y injecte de l’humour, je peux comprendre que beaucoup ne ressentent qu’appréhension face à ce genre d’humour. Mais il faut dire que ce n’est plus tellement le cas aujourd’hui, c’est même tout le contraire. Il y a eu un moment dans le cinéma palestinien, surtout après la seconde Intifada, qui a forcé l’apparition de l’humour, qui s’est ensuite installé naturellement dans le paysage filmique. Aujourd’hui plus personne ne remet en question la présence et la prégnance de l’humour dans mes films. Il m’est arrivé d’être victime d’une fatwa en Égypte, on voulait m’assassiner parce que mes films étaient drôles !
24I: Vous aviez au cours d’un entretien évoqué une intéressante notion du gain temporel et de l’extension du temps à travers la poétique de l’humour. Pouvez-vous en parler quant à votre cinéma ?
E.S : Pour atteindre cet état où vous vivez un moment vertical, cette dimension ou ce territoire poétique, il est nécessaire, voire primordial, de ne pas faire de l’humour une stratégie. L’humour appartient à une dimension spirituelle, et pour arriver à cette dimension, ce n’est pas une question d’ouverture de l’espace, mais c’est plutôt du domaine de l’intériorité, d’une remise en question de soi. C’est un démontage ou démantèlement des centres d’autorité que l’on a à l’intérieur de nous, et là je parle pour moi-même. Quand vous composez une image, la culmination de votre auto-évaluation devient cruciale selon que vous ayez franchi ou non cette dimension où vous délaissez totalement de l’emprise que vous avez sur votre positionnement. Il arrive un moment où vous vous abandonnez à ce territoire. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en être conscient, mais je dis que l’humour ne doit pas être une stratégie. Il faut que ça vous rejoigne parce que vous vous êtes apprêté à vous abandonner dans cet espace. Il y a la possibilité de vous mettre à risque et de devoir affronter de potentielles pertes et blessures.
24I : L’humour pour vous ne devrait pas se souscrire à une marque de fabrique, mais de se présenter comme une évidence…
E.S : Oui l’humour ne se fabrique pas, ce n’est pas un résidu ou un surplus qu’on utilise pour boucher les trous. Il est là, ou il ne l’est simplement pas, et les conséquences finissent par se dévoiler. Ce n’est pas le cinéaste qui voit nécessairement le potentiel comique, mais le spectateur. Ensuite le créateur d’images finit par découvrir en tant que spectateur la dimension comique de la séquence. Ce n’est que quand je regarde mes films comme simple spectateur que je me rends compte d’avoir réussi ou pas d’accéder au domaine du comique.
24I : L’évidence du film dans votre cas viendrait donc d’un subconscient qui n’est ni expliqué ni articulé au préalable…
E.S: Exactement.
24I : Vos films sont pseudo-muets, mais très énonciatifs. Pensez-vous qu’aujourd’hui l’on parle trop dans les films, que le dialogue a pris le dessus sur l’image comme disait Godard? Et combien, du coup, y a–t-il de vous dans E.S., le personnage muet qui traverse vos films?
E.S : Combien de E.S. y a-t-il en vous, je pourrais vous demander? On a tous des variations multiples de nous-mêmes, certaines résident en nous et d’autres sont des rêveries en devenir, et la combinaison de ses altérités nous définit. Dieu sait qu’on peut se prolonger pour devenir autre et une personne qui se démultiplie à l’infini devient cosmique et universelle. Mon personnage E.S., n’est pas stratégiquement silencieux ou muet, et d’ailleurs pour mon premier film, je lui avais même rédigé des dialogues. Je n’ai jamais songé à jouer dans mes films, et j’ai d’ailleurs un très vif souvenir de l’instant où, cherchant un acteur qui me ressemblerait physiquement pour mon premier court— , il m’est apparu évident qu’au lieu de chercher quelqu’un pour être mon alter ego, je devais le faire moi-même, vu que le sujet était très personnel. J’ai donc décidé de faire moi-même le strip-tease. Aujourd’hui encore, je construis mes scénarios et mes personnages en coupant dans le gras, ça ne m’intéresse absolument pas d’ornementer et de rembourrer avec les mots. Quand mes personnages sont verbeux, c’est que je n’ai pas assez bien travaillé. Bien sur, je pourrais dire que si les images peuvent narrer par elles-mêmes pourquoi diable passer par le langage verbal. Si on fait confiance au spectateur et à ses intuitions, et qu’on arrive à le rendre participatif en l’amenant à complémenter le film, pourquoi être condescendant et supposer qu’il ne peut comprendre l’action ou saisir les situations? Et quand on essaye d’utiliser les images pour transposer une certaine situation en réalité potentielle, alors pourquoi avoir recours à la facilité ? Souvent c’est parce que vous avez été nonchalant, ou n’avez pas assez modelé vos personnages.
24I : Une dernière question très politique si vous permettez. À votre avis, qui gagnera l’Oscar du meilleur film étranger : Footnote, le film israélien de Joseph Cedar ou Une séparation, le film iranien de Asghar Faradhi?
E.S :(Rires) Les Oscars n’ont aucune importance à mes yeux, même quand de bons films s’y trouvent. (ndlr: Intervention divine avait été nominé aux Oscars en 2002 avant d’être retiré de la compétition ; la Palestine n’étant pas reconnue comme État par les Nations-Unies. Le film n’a donc pu concourir pour le meilleur film étranger.) Une séparation est un très bon film qui mérite de gagner. Je n’ai pas vu le film israélien.
Propos recueillis par Serge Abiaad
5 juillet 2013