Albert Serra
par Carlos Solano
Nul n’est prophète en son pays. Le cinéaste catalan Albert Serra en est la parfaite illustration, tellement son œuvre est peu reconnue (et financée) en Espagne bien que très admirée et soutenue surtout en France comme ailleurs en Europe. Serra était l’invité d’honneur de la 33ème édition du FID Marseille en juillet dernier. Nous l’avons interrogé sur son œuvre, présentée dans une rétrospective intégrale, sept longs métrages dont le monumental (780 min.) Singularity. Il nous a reçu dans une petite pension décorée au style rococo, située au cœur de Marseille, ville dans laquelle il a passé plusieurs mois à réaliser le montage de Pacifiction sans, précise-t-il, être allé un seul jour voir la mer. L’entretien s’est déroulé en plusieurs langues : Serra bascule aisément du catalan au français comme il passe d’une idée à l’autre, dévoilant un goût pour la digression ainsi qu’une soif frénétique de réflexion théorique. Si ses films manifestent un sens prononcé de la provocation, Serra est également connu pour le personnage qu’il a créé de lui-même, sorte d’artiste mégalomane incompris fortement inspiré de Salvador Dali, autodérision personnifiée des apparences du monde de l’art.
Dans ton film, le personnage de Benoît Magimel affirme à un moment : « le pouvoir c’est comme une discothèque ». Que veux-tu dire par là ? La formule est un peu énigmatique et en même temps, pure coïncidence, elle résonne fort avec la démission toute récente de Boris Johnson au Royaume-Uni, motivée par des scandales liés à des soirées privées. As-tu pensé à des figures de pouvoir empruntées au réel ou au cinéma pour créer ce personnage ?
La phrase complète est encore plus intéressante ! Le personnage de Magimel dit : la politique c’est comme une discothèque, un lieu d’incommunication où l’on perd ses repères, où l’on n’entend rien, où l’on ne peut même pas regarder les autres. Il fait référence à la dimension aveugle qu’on peut trouver dans les discothèques. Il explique une sensation, celles des sons assourdissants et des lumières stroboscopiques qui empêchent d’entendre et de voir quoi que ce soit. Dans les discothèques il n’y a plus de connexion possible.
En ce sens, dirais-tu que la politique est une chose plutôt abstraite que l’on ne peut pas identifier à une personne ou à un corps ?
C’est lui qui le dit. Je ne me rappelle pas si c’est improvisé par lui mais en tout cas c’est le personnage du film qui le dit. C’est sa vie, c’est sa politique, pas la mienne.
En tant que cinéaste, qu’est-ce qui t’intéresse dans la représentation de la politique et du pouvoir ?
C’est une bonne question, difficile à répondre, mais je dirais que c’est surtout l’idée du pouvoir comme hiérarchisation, la tension entre celui qui détient le pouvoir et celui sur lequel s’exerce l’exploitation. C’est une dynamique à l’œuvre dans tous les systèmes depuis l’antiquité grecque : comment s’organiser dans la collectivité ? Ce qui est fascinant aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas d’utopie possible. C’est fini, tout ça. Les formes d’utopie qui pouvaient exister dans le passé ont complètement disparu, nous sommes maintenant sans aucun espoir. En tant que cinéaste, je suis intrigué par la disparition de toute forme d’utopie.
Mais en tant que cinéaste ne cherches-tu pas à créer une utopie politique à travers tes films ?
Toute forme d’art est déjà une forme d’utopie. Les lois qui gouvernent dans l’art ne sont pas celles qui gouvernent dans la réalité. Il faut imaginer des mondes, des formes de vie différentes. Le cinéma sait et peut faire ça. C’est ce qui nous inspire et nous fait rêver. Il reste encore beaucoup à imaginer. Aujourd’hui, on évoque beaucoup le politiquement correct pour empêcher de dire n’importe quoi dans les fictions. C’est un peu ridicule de confondre la fiction et la réalité. Il n’y a que les enfants qui pensent que les fantômes existent parce qu’ils les ont vus dans un film. C’est une fiction ! Je pense que la fiction doit rester un espace de liberté totale.
D’autant plus que ce n’est pas une fiction qui t’appartient seulement à toi. Dans tes films, tu accordes une grande liberté de création à l’équipe, aux acteurs, aux personnages.
Bien sûr, spécialement dans mon cas. C’est impossible de contrôler ce qui se passe sur un tournage : quelqu’un regarde la caméra, un acteur improvise une réplique, on tourne sans savoir ce qu’on fait et à la fin, comme pour Pacifiction, on se retrouve avec 540 heures de rushes. Imagine le nombre de possibilités de films qu’il y a là-dedans. Sur le tournage, on ne peut pas juger ce qu’on fait ni prévoir le film qui sortira après. C’est absurde d’essayer de tout contrôler ou d’émettre sans arrêt un avis trop précis sur ce qu’on est en train de produire.
Tu convoques toujours des imaginaires très chargés, voire surchargés : les rois mages de l’Orient, le Quichotte, Casanova, Louis XIV, Sade. Tu les convoques pour les épurer, parfois les profaner, souvent carrément pour les réinventer. Dans Pacifiction, Bora-Bora incarne quelque part aussi le cliché du paradis sur terre aux yeux du capitalisme et des agences touristiques.
Le paradis perdu !
Pourquoi avoir choisi ce lieu et quel est ton rapport, en tant que cinéaste, à l’imaginaire collectif de cet endroit ? Dirais-tu qu’il y a trop d’images de Bora-Bora ou pas assez ?
C’est difficile à dire. J’aime le mot « profaner », c’est une belle expression. Il existe toujours dans les images une tension par rapport aux mythes et aux histoires qu’on connaît déjà. Il faut rester respectueux mais en même temps il faut être iconoclaste. Pourquoi choisir un sujet déjà connu si ce n’est pas pour le détruire ? Autrement, invente une histoire toi-même ! Pour moi, le seul but c’est de détruire le mythe, mais il faut trouver un équilibre là-dedans. Si tu abordes le mythe avec trop de respect, ton film risque de devenir académique, ridiculement révérencieux, enfantin aussi. C’est un équilibre fragile. Il faut proposer le regard d’un vrai iconoclaste. Je pense que mes films parviennent à rester dans cette ambivalence. Et ça fonctionne puisque j’ai inventé une façon de fabriquer les films, une manière de travailler avec les acteurs. En matière de contenu, je n’ai rien à dire, je fais des films pour me moquer du monde, pas pour donner un avis intéressant que d’ailleurs je n’ai pas. Mon seul objectif, c’est de proposer une profanation du monde.
Tu as donc choisi Bora-Bora pour profaner les images quoi gravitent autour de cet endroit ?
Je l’ai choisi pour rester dans cette ambivalence essentielle dont je parlais, entre le respect et le désir de profanation. C’est important dans la mesure où ça demande une certaine épuration de l’esprit. C’est très hygiénique de détruire certains mythes ! Du point de vue du contenu, du point de vue formel, du point de vue de la production des films, il faut inventer de nouvelles formes, et pour y parvenir c’est indispensable d’être un peu iconoclaste et d’avoir l’esprit d’un profanateur.
La plupart de tes films, et Pacifiction en particulier, semblent être portés par un désir très fort de filmer et d’explorer des lieux assez spécifiques. Comment fais-tu ton repérage ? Par exemple, pour Le chant des oiseaux, tu avais fait des recherches préliminaires sur Google Earth.
Pour chaque film c’est différent. En général l’étape de repérage est très importante parce qu’elle est la porte d’entrée aux images du film. Je fais toutes les visites moi-même. C’est rare que je sollicite quelqu’un d’autre. C’est important, c’est le début du processus de création, un moment où les choses commencent à se préciser. J’essaie de découvrir les lieux et voir s’ils possèdent des mystères. Le travail de repérage ressemble au casting : il est fondé sur rien, c’est de la pure intuition. Par exemple, admettons que nous soyons en pleine séance de casting : je parle avec toi cinq minutes, je ne sais pas si tu es un acteur professionnel, je n’ai aucun moyen de savoir si tu es un bon acteur. Ça tient à l’intuition. Le pourquoi est difficile à expliquer.
Cette idée de l’intuition résonne avec la foi et la croyance, avec l’idée de se laisser émerveiller par ce qui t’entoure, une dimension assez présente dans ton œuvre. Dirais-tu que tu as encore la foi ? Comment l’intuition opère-t-elle, par exemple, à l’étape du montage ?
Salvador Dali disait qu’à force de jouer à être un génie on finit par le devenir (rires). Pour le montage, il faut rester analytique, c’est un moment où l’intuition occupe une place secondaire. Les images contiennent une logique interne, tu ne peux rien faire contre ça. À la rigueur, l’intuition peut t’aider à déterminer la direction à prendre, quelles sont les images les plus fortes, celles qui le sont moins, et pourquoi. Surtout le pourquoi ! Et le pourquoi découle de l’analyse. Il faut analyser la logique interne des images pour déterminer qu’une image est plus forte qu’une autre, qu’une image plutôt qu’une autre a davantage le droit de rester dans le montage.
Par exemple, quel est ton rapport aux plans qui sont ratés ?
C’est simple, on les met de côté et c’est fini !
Mais Jean-Luc Godard, par exemple, faisait cinq prises et conservait la « pire ». Cette méthode te parle ?
C’est une question de vocabulaire ! Il ne prenait pas la pire, il prenait la pire pour la plupart de spectateurs. Il voyait peut-être dans l’image des choses invisibles aux autres. Il y a des gens qui manquent de sensibilité pour voir certains films, qui ne remarquent pas certains détails.
Ton cinéma n’est pas un cinéma de grands gestes ni de grandes actions, mais tu cultives un goût pour l’hédonisme, le plaisir, les petits gestes, l’immobilité, ce qui est aussi une façon de se lier au monde, de le vivre et de le comprendre. Pourquoi ce goût pour les petits gestes ? Préfères-tu filmer des corps plutôt que des personnages ?
Oui, puisque dans tous les cas, le personnage va se créer tout seul. C’est très ennuyant quand tous les éléments du film vont dans une même direction, lorsque la centralité est très claire, que tous les contenus sont cohérents, le jeu des acteurs, la mise en scène… c’est ennuyant. L’inadéquation des éléments est plus intéressante et il faut la créer. Je le fais avec une certaine violence. J’aime le côté destructif, il me fait sentir vivant, je pense qu’on ne devrait jamais sortir indemne d’un film. C’est à l’opposé du politiquement correct où l’on te dit : « tu ne peux toucher, tout doit rester intact » C’est en fait tout le contraire : tout doit changer pour construire l’énergie du film.
Dans tes films, tu tends vers une abstraction, vers des corps sans psychologie. C’était très flagrant dans Le chant des oiseaux ou dans Liberté, peut-être plus subtil dans Pacifiction.
C’était comme ça au début de ma carrière parce que je cherchais à être ennuyant ! Maintenant j’ai repris la psychologie telle que le cinéma contemporain peut la reprendre, avec une complexité assez proche de la vie. C’est ce qui me fascine dans le cinéma contemporain : la caméra peut capter des choses qui sont invisibles à l’œil humain. Je pense qu’il est possible de créer une dramaturgie basée entièrement sur la complexité de la vie. Là, par exemple, à quoi penses-tu ? C’est impossible de pénétrer dans la pensée de quelqu’un, de voir ce qu’il y a derrière ! Il faut rendre justice à cette impossibilité-là, restituer ses complexités et il ne faut en aucun cas essayer de la réduire, de la rendre accessible ou banale. Je pense que le cinéma numérique a un vrai rapport à la psychologie, d’une façon ou d’une autre.
Tu fais donc confiance à la puissance du cinéma, à l’idée que le cinéma pourrait percer les apparences, révéler l’âme humaine ?
Je pense que tu peux percer quelque chose, oui. Je ne sais pas de quel ordre, mais c’est l’idée de rendre visible l’invisible. Rendre visible ce qui est déjà visible, ce n’est pas très intéressant. Le numérique a vraiment transformé cela. Grâce à lui, on peut désormais voir le processus, lorsque quelque chose devient visible, lorsque d’un seul coup, ça bascule, ça bouge, ça émerge en face de toi en temps réel.
C’est la durée des plans qui permet ça ?
La lumière, le point de vue, la perspective, mais surtout les possibilités offertes par le montage, qui est très important pour moi. Ce ne sont pas les caméras numériques qui ont transformé le cinéma, ce sont les ordinateurs et leurs programmes qui permettent désormais d’avoir accès à toutes les images du film et d’ouvrir à des combinaisons infinies. Le numérique permet de faire réverbérer, ressortir et émerger des choses impossibles, des choses qu’on n’avait jamais imaginé pouvoir fonctionner ensemble. Avant, le degré d’expérimentation et de sophistication de cet exercice était très primitif.
Ton travail se situe à la lisière de l’art contemporain et des installations muséales. Comment négocies-tu ton travail artistique avec le marché de l’art ? As-tu l’impression d’être un artiste libre ?
J’aurais aimé avoir du succès dans le monde de l’art contemporain parce c’est un milieu où il y a beaucoup d’argent. Mais jamais personne ne m’a appelé.
Il y a quand même eu le Centre Georges Pompidou à Paris…
Oui, mais jamais des galeries privées, alors c’est elles qui touchent vraiment l’argent. On ne m’a jamais commandé des projets. Ce sont toujours des institutions publiques, des curators, des commandes plutôt rattachées à des universités, mais je n’ai jamais été sollicité par le vrai marché de l’art contemporain, là où est l’argent. Il y a des artistes qui gagnent très bien leur vie et qui font des choses très expérimentales du point de vue de l’image en mouvement. Mais mon travail ne les intéresse pas, mes plans sont trop longs, ça ne marche pas dans un musée où tu es censé te promener. C’est un peu réducteur ce que je dis, mais c’est difficile de faire du cinéma dans les musées. Il faut rester sur place et se laisser imposer une logique temporelle, le rythme que le film propose. Avec internet et les portables, ça va devenir encore pire, les gens n’ont pas la patience de supporter une œuvre qui leur impose un rythme, une règle.
Singularity n’a pas été vu par beaucoup de monde. Et pourtant Liberté et Pacifiction s’en inspirent beaucoup.
Oui et je considère que c’est un chef-d’œuvre contemporain, j’en suis entièrement convaincu ! Avec le temps, il sera découvert. Sans oublier les qualités de mes films précédents, le point de départ de Singularity c’était la folie, l’ouverture vers l’incroyable, vers l’impossible. C’était très radical, la joie, la nudité, le travail avec les acteurs, la plasticité délirante. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à fabriquer des effets plastiques, beaucoup de trucages impossibles à percevoir. Dans Liberté, il y a 30 ou 40% de plans truqués qu’on ne voit pas. Dans Pacifiction il y en a pas mal aussi. C’est l’ouverture à un monde d’expérimentation délirante.
Photo : Albert Serra sur le tournage de Pacifiction
13 mars 2023