Entretien avec Albert Dupontel
par Helen Faradji
LE DOUX-DINGUE
Près de 2 millions de spectateurs, César du meilleur scénario original et de la meilleure actrice pour Sandrine Kiberlain, succès critique incontestable : le moins que l’on puisse dire, c’est que la cinquième réalisation d’Albert Dupontel (Bernie, Le vilain) aura coupé l’herbe sous le pied de nombreux pronostiqueurs. Souvent relégué au rang « d’affreux, sale et méchant » du cinéma comique français, l’acteur-réalisateur aura pourtant su trouver le ton juste, entre férocité burlesque et tendresse sincère, pour évoquer le destin de cette juge rigide, tombée enceinte après une nuit d’ivresse avec un psychopathe endurci. Rencontre avec un cinéaste cinéphile et disert.
24 Images : Vous affirmez dans plusieurs entrevues que l’idée de 9 mois ferme vous est venue après avoir vu 10e Chambre, Instants d’audience de Raymond Depardon…
Albert Dupontel : Oui, ça m’en a donné l’idée. Les idées qui donnent envie de raconter des histoires d’une manière amusante peuvent venir de n’importe où, alors pourquoi pas de ce film-là ! Mais ce n’est pas une copie du film de Depardon. Au début de l’écriture, je n’avais que ce personnage de femme juge qui m’inspirait et j’étais complètement perdu. Le reste est venu plus tard.
24I : Du film de Depardon, vous avez également gardé cette juge, Michèle Bernard-Requin, qui apparaît dans votre film et a joué le rôle de conseillère. Pourquoi ce besoin de réalisme?
A. D. : Elle n’était là que comme un symbole, je crois. En fait, après avoir vu 10e Chambre, et après cette dernière scène où elle accuse quelqu’un qui essaie de se défendre lui-même, j’étais furieux contre elle. J’ai voulu la rencontrer et lui parler et en la rencontrant, j’ai réalisé qu’elle n’était pas aussi forte qu’elle était supposée l’être, mais qu’elle était au contraire une femme très fragile. Lors de notre lunch, elle a bu deux verres de vin. Et c’est là, après cette rencontre et cette réalisation, que j’ai pu commencé à écrire en me concentrant sur cette idée de rencontre entre une juge et un prévenu.
24I : Vous présentez votre film comme un « drame rigolo » et reprenez ceux qui le décrivent comme une comédie. Pourquoi?
A. D. : Déjà, ce ne sont ni un sujet, ni un budget, ni des acteurs de comédie. De plus, je dois avouer que le terme « comédie » est devenu quelque peu péjoratif en France depuis quelques années. Il implique l’idée que le film doit être familial, pour tout le monde. Moi, ce que je veux, c’est raconter une histoire d’une façon amusante tout en essayant de rester élégant. J’ai d’ailleurs été très surpris du succès de 9 mois ferme, comme je l’avais été de celui de Bernie. Mais à mes yeux, cette histoire est d’abord et avant tout émouvante. J’ai pleuré en l’écrivant. C’est tout de même une femme qui se retrouve enceinte et qui va découvrir plus tard que le père est un serial killer! Au tournage, j’ai essayé de transformer ça en rire. Je ne me compare pas du tout, mais à mes yeux, Chaplin est le maître de cette façon de faire. Il y a Molière, Shakespeare et Chaplin. City Lights, The Kid… ce sont des films dont l’histoire me rend très triste – si vous lisez les scripts, vous verrez à quel point c’est triste – mais que Chaplin raconte d’une façon très drôle. Je trouve ça élégant. Encore une fois, je ne me compare absolument pas, mais ces temps-ci, j’écris une histoire très triste, celle d’une femme à qui son médecin annonce qu’il ne lui reste que trois mois à vivre et qui décide de retrouver l’enfant qu’elle avait abandonné quand elle était jeune. Lors de ses démarches administratives, elle va rencontrer un fonctionnaire complètement déprimé qui veut se suicider. C’est une histoire qui parlera de la peur de vivre. Peut-être parce que c’est une question que je me pose moi-même en ce moment, comme beaucoup de gens, en réalité. Je sais qu’ensuite, par les dialogues et surtout par le travail de la caméra, j’essaierai de la rendre drôle, mais elle ne l’est pas à la base. Pour moi, c’est la meilleure façon de faire. Être juste et réaliste au début, puis ajouter les touches comiques par la suite. Parfois, ça ne marche pas. Bernie a été un désastre, par exemple, les gens m’insultaient ensuite en disant « ce n’est pas drôle! ». Pour moi, ça l’était. De toutes façons, c’est ma façon de faire. C’est une forme de pudeur, je pense, une délicatesse. Ken Loach ou Depardon arrivent à rester réaliste de façon magnifique, mais moi, je n’y arrive pas, c’est trop gros pour moi. Il faut que je mette mon nez rouge. D’autres comme Francis Veber ou Billy Wilder avant lui ont réussi à trouver leur façon d’injecter de la comédie dès le processus d’écriture, en se posant constamment la question de ce qui peut être drôle. Mais ce n’est pas ma façon de faire. J’en parle comme ça avec du recul mais en réalité, je ne le fais pas exprès, c’est instinctif. Je fais ce que je peux (rires). Je dois même avouer qu’en tant que scénariste, je me sens plus souvent complètement perdu qu’autre chose. Tout ce que je sais, c’est que je veux raconter une histoire, mais le reste, je ne maîtrise pas du tout!
24I : Comment avez-vous abordé la mise en scène de ce film? Le lien avec le burlesque semble très travaillé par ce biais.
A. D. : Oui. J’adore la caméra, la lumière, tous les éléments formels. Je suis complètement fan du travail des Monty Pythons – la présence de Terry Gilliam dans 9 mois ferme n’est absolument pas un accident! – et en particulier leur façon d’utiliser les courtes focales, les mouvements de caméra dans leurs films… Je crois vraiment que ce travail incarne une autre façon de raconter une histoire et aussi de dire aux spectateurs : « ne vous en faites pas, c’est juste un film, amusez-vous, profitez-en! ». Il y a des mises en scène très pures, à la Ken Loach ou Depardon encore une fois, mais on peut expérimenter d’autres façons de faire, comme le fait Alex De La Iglesia par exemple dans Crimen Ferpecto que j’adore. En fait, j’adore avoir une caméra dans les mains. J’aime tout particulièrement l’étape du découpage. C’est mon cinquième film et je crois que j’ai développé un vrai savoir-faire. C’est comme tenir un nouveau crayon, pour moi. Je ne suis pas un écrivain – c’est très dur pour moi d’écrire : pour ce film, je suis allé m’enfermer un mois dans une chambre d’hôtel à Séville avec deux carnets de notes, et je n’arrivais à rien, c’était très angoissant -, et c’est très difficile à admettre pour moi, mais je crois qu’avec une caméra, le son, la lumière, etc… on peut tricher un peu et faire croire qu’on est un auteur! J’aime sincèrement l’idée de sentir que des gens peuvent aller dans une salle et se dire « voilà, c’est du cinéma ». Il y a mille et une façons de raconter une histoire par la mise en scène. Je sais que, souvent, pour les étrangers, le cinéma français, c’est la Nouvelle Vague. Moi, je déteste la Nouvelle Vague. Je trouve ça pauvre. Ils ne savaient pas filmer! Truffaut était très intelligent, très brillant, mais regardez La mariée était en noir ou les autres, c’est pauvre. Je crois que c’est pour ça d’ailleurs qu’ils étaient tous si fans d’Hitchcock! Hitchcock était fantastique avec sa caméra. Mais ces films français étaient très limités techniquement. Ils n’avaient pas d’argent, allaient dans la rue, posaient leurs caméras n’importe où… Sauf peut-être Godard. Il est très doué avec la caméra, lui. Mais dans l’ensemble, c’est un frein pour nous. Je préfère me référer à Hitchcock, ou aux films de Carol Reed, de Murnau, de Pabst pour l’inspiration. Leurs mises en scène étaient géniales.
24I : Est-il vrai que Terry Gilliam a essayé de vous convaincre initialement de faire 9 mois ferme en anglais?
A. D. : En fait, un jour, Terry m’a dit « l’impact d’un film en anglais sera plus grand que celui d’un film en français, même si ce dernier est un succès ». Il a raison, même si c’est tout de même désastreux pour notre culture – comme ça l’est pour d’autres, comme la culture russe, italienne, espagnole ou même britannique qui sont dominées par la culture, et en particulier les films, américaine et qui disparaissent peu à peu. Voyez en Italie, le pays de Fellini, de Pasolini, il n’y a presque plus rien : les salles de cinéma sont fermées en août et les films américains sont montrés en version originale sans sous-titres! En plus, si le cinéma hollywoodien n’est pas entièrement à jeter, – j’ai beaucoup aimé Silver Linings Playbook, Gravity que j’ai vu trois fois et qui est extraordinaire ou Wall-E qui est fantastique -, la plupart du temps, leurs films sont quand même très ennuyeux. En Europe, on pense trop souvent que la culture, c’est mineur. Les Américains, eux, ont compris que non, que la culture, c’était aussi ce qui allait les aider à vendre des jeans, etc… Faire un film, c’est un acte de résistance, je crois. Même si ça ne marche pas toujours très bien! Il faut se battre, à Bruxelles, pour maintenir l’exception culturelle et que les films ne disparaissent pas. Mais pour revenir à 9 mois ferme, au début, j’ai effectivement essayé de le faire en Angleterre, je suis passé très proche de le faire avec Emma Thompson dont je suis fan, on avait fait quelques répétitions, rencontré ses agents, etc. Mais la production était extrêmement compliquée, la pression financière pour que le film soit un succès était énorme et je sentais que ma liberté, mon pouvoir étaient en train de m’être enlevés. J’ai donc préféré revenir à un budget plus petit, environ 4.5 millions d’euros, et véritablement faire ce que je voulais faire, être entièrement libre. Cette liberté est essentielle. Les scènes avec Jean Dujardin, par exemple, n’existaient pas au départ. Je les ai tournées trois mois après la fin du tournage, lorsqu’au montage, on s’est rendu compte que quelque chose manquait. C’était très facile à organiser, très simple. Mais je sais qu’avec des producteurs américains, par exemple, ça aurait été extrêmement compliqué. Et épuisant! J’en ai parlé avec Jean-Pierre Jeunet, et même Terry Gilliam, et ils m’ont dit la même chose : à quel point c’était difficile de travailler « à l’américaine », autant avec les studios qu’avec des indépendants d’ailleurs. En bout de ligne, j’ai donc préféré rester en France.
24I : En plus de l’apparition de Gilliam, deux autres membres de votre « famille », Jan Kounen et Gaspar Noé font également un caméo dans 9 mois ferme.
A. D. : Oui, ce sont deux très bons amis. On fait partie de la même génération, on se connaît depuis plus de 20 ans. Et à l’époque, je me souviens que plusieurs se disaient que ce serait une très bonne idée d’enfermer Dupontel, Kounen et Noé dans une cage! Depuis, j’ai toujours eu envie de le faire, alors je m’en suis enfin donné le droit (rires)!
24I : Sandrine Kiberlain est étonnante dans ce rôle de juge. Comment s’est passée son arrivée sur le projet?
A. D. : Elle voulait faire le film. Au début, je ne pensais pas du tout à elle, je dois l’avouer. J’avais commencé à travailler avec Emma Thompson et puis, une fois que c’est tombé à l’eau, j’ai donné le rôle à une actrice française que j’aime beaucoup, mais ça ne fonctionnait pas. C’était en mai 2012, je ne savais pas quoi faire et je voulais sincèrement abandonner. Mais mon producteur m’a dit dit : « Sandrine a lu le scénario, elle l’aime beaucoup ». On s’est rencontrés, on a fait des essais et c’était très différent de ce que j’avais imaginé! Dans ma tête, ce personnage était une petite brune, ironique et même agressive. Mais après les essais, mon directeur photo m’a convaincu qu’elle était très bien. Je dois avouer par contre qu’au début, durant les répétitions, elle était paresseuse, comme tous les gens très doués, je crois, et j’ai dit au producteur que j’allais la virer parce qu’elle ne travaillait pas assez. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais le lendemain, elle est arrivée et elle connaissait son texte sur le bout des doigts! En France, on n’est pas habitué à beaucoup travailler, on attend. Mais je crois que le travail doit se faire en répétitions, pas sur le tournage où chaque heure est comptée et coûte cher. Pour 9 mois ferme, on a fait un mois de répétitions et, même si elle a eu du mal à rentrer dans ce processus, une fois sur le plateau, Sandrine était parfaite.
24I : L’énergie et le mix entre tendresse et férocité rappellent votre première réalisation, Bernie. Sentez-vous que vous avez retrouvé, pour 9 mois ferme, une liberté qui serait celle des débuts?
A. D. : Je sais qu’il y a des liens entre les deux films, on m’en parle, mais je ne les vois pas. Ou peut-être que je ne veux pas les voir. Parce que pour être honnête, j’ai l’impression de toujours faire le même film. Quel qu’en soit le sujet, c’est toujours la même chose! Il y a toujours un enfant, un rapport à la mère… même quand je me dis « non, je ne referai pas la même chose! ». Je ne sais pas pourquoi, et je crois que je ne veux pas vraiment l’analyser non plus. J’aurais peur que ça me réduise, que ça m’enferme. Tout ce que je sais, c’est qu’avant 9 mois ferme, j’ai dit à mon producteur que je me sentais enfin assez courageux pour faire un film qui soit peut-être un peu plus réaliste.
Propos recueillis par Helen Faradji lors des Rendez-Vous du Cinéma Français organisés par Unifrance en janvier 2014.
La bande-annonce de 9 mois ferme
3 avril 2014